Un peu de théorie

Un peu de théorie

Imprimer la fiche
Le poète souffle mot

Présentation

Mécanique ventilatoire : La seule notion claire que nous ayons de l’inspiration est celle que nous donna la physiologie, à partir d’Ambroise Paré. Les déformations de la cage thoracique imposées par les muscles rendent possibles l’inspiration et l’expiration des gaz respiratoires. La ventilation pulmonaire assure la prise d'oxygène dans l'atmosphère ambiante et le rejet de dioxyde de carbone. Le sang flambé par l’oxygène puis courants tourbillonnants et mouvements turbulents de l’air dans les bronches. Lors de chaque inspiration, un certain volume d'air entre dans les poumons ; lors de l'expiration, un certain volume de gaz, appauvri en oxygène et enrichi en gaz carbonique, est rejeté. Ce volume, inspiré ou expiré à chaque cycle ventilatoire, est appelé le volume courant (Vt), avec t pour tide, « marée » en anglais. Et chaque fois, entre inspiration et expiration, la même chimie, venue d’une hasardeuse préhistoire.

Avant Ambroise Paré, le poète ne soufflait mot, son ventre était pétrifié, le diaphragme et les poumons immobiles. Il ne respirait pas, il était inspiré. Seule la Muse l’inspirait. Elle le respirait comme une rose. Après qu’il eût expiré, l’œuvre du poète parfois restait.
Qui inspire l’écrivain ? La Muse, sa muse, Eros, l’enfance (l’écrivain n’est jamais que le nègre de l’enfant qui a déjà tout vu, disait Georges Perros), le corps, son corps, un corps simple, un cœur, une Idée ?
Il y a deux souffles : celui de la poitrine et celui de l’inspiration. Il y a inspiration et expiration de l’être, respiration dans l’être, action et passion. Même en refusant l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures, il faut garder en soi une parcelle de superstition. Le mot de révélation, par exemple, est indéniable quand, avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, quelque chose nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être. En un éclair, la pensée a jailli avec une nécessité absolue, sans hésitation ni recherche. Sans qu’il y ait même à faire un choix. On ne cherchait pas, mais on prend vite, sans se demander qui donne. L’expression la plus naturelle, la plus juste, la plus simple, s’offre. C’est une tension démesurée. C’est une extase qui nous ravit à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille mots à la fois, qui nous font vibrer de la tête aux pieds. C’est une plénitude de bonheur. C’est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes. Et tout cela se passe comme en un tourbillon, par un sentiment plein d’ivresse, de liberté, de souveraineté, de toute-puissance… On dirait vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, « les choses elles-mêmes viennent à nous, désireuses de devenir symboles (— ‘Et toutes choses accourent avec des caresses empressées pour trouver place en ton discours, et flatteuses, elles te sourient, voulant voler portées par toi. Sur l’aile de chaque symbole tu voles vers chaque vérité : tout Etre veut devenir Verbe, tout devenir veut apprendre de toi à parler’ —). »

Les poètes occidentaux sont des hommes qui rêvent qu’ils respirent. Qui rêvent qu’ils respirent à moitié. Qui envient les asthmatiques, dont le thorax s’est immobilisé dans la montée de l’inspiration, et le ventre bombé. En rejetant l’expiration — le dernier soupir —, pensaient-ils repousser la mort ? Les poètes occidentaux chantèrent une ventilation bancale et rabougrie, amputée d’un plateau de sa balance. C’est comme si les colombes ne fermaient plus les ailes qu’elles ont ouvertes pour s’appuyer sur l’air. C’est une luxation.
Je me souviens d’un conte qui m’enchantait. Son héros s’appelait Moitié-de-poulet.
L’inspiration est une moitié de souffle, un demi-soufflet, pauvre forge !
Heureusement Claudel et la phrase respirante. La respiration est le berceau du rythme. « J’appelle VERS l’haleine intelligible ». L’homme est un tuyau sonore, un roseau parlant. Sa pensée se fait dans la bouche. Je suis une harpe éolienne. Le vers est une réalité pneumatique. La première création du Souffle est poésie. Dans l’inspiration, l’homme « absorbe la vie et restitue, / dans l’acte suprême de l’expiration, / Une parole intelligible. » Un poème est une véritable explosion respiratoire. Le rythme de la parole humaine y est découpé en multiples unités d’inspiration et d’expiration, sautillantes, capricantes. Les livres sont des champs respirables. L’inspiration vient de l’atmosphère. Laisser partir les phrases comme on souffle la fumée.