|
Pour Flaubert, l’inspiration c’est la table. Entendez : les heures qu’on y passe. Lui aussi a soif de longues études et d’âpres travaux. « Travaille chaque jour patiemment un nombre d’heures égales, conseille-t-il à Louise Colet. Prends le pli d’une vie studieuse et calme ; tu y goûteras d’abord un grand charme et tu en retireras de la force. J’ai eu aussi la manie de passer des nuits blanches ; ça ne mène à rien qu’à vous fatiguer. Il faut se méfier de tout ce qui ressemble à de l’inspiration et qui n’est souvent que du parti pris et une exaltation factice que l’on s’est donnée volontairement et qui n’est pas venue d’elle-même. D’ailleurs on ne vit pas dans l’inspiration. Pégase marche plus souvent qu’il ne galope. Tout le talent est de savoir lui faire prendre les allures qu’on veut. Mais pour cela ne forçons point ses moyens comme on dit en équitation. Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’Idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu'à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même. » Son existence est plate comme sa table de travail, et immobile comme elle, pense-t-il.
« Ô Table, ma console et ma consolatrice, table qui me console, où je me consolide » écrit Francis Ponge, célébrant sans doute un bureau peu élevé, nerveux et frais, avec quelques minces volumes noirs, diverses feuilles de papier pur, et un pot à crayons.
Pour Valéry, cette table n’est ni le lieu intime où pratiquer son meaculpisme quotidien, ni le siège de l’œuvre déclarée mais le « troisième lieu », celui du deuil, un Purgatoire où s’effectue le travail forcé, où s’assied l’esclave. Je suis celui qui ne s’amuse jamais. Je suis celui qui ne jouit pas. Aussi bien, sa table c’est l’Enfer. Un dessin la représente, avec toute sa panoplie de plumes et d’encres, le cahier ouvert et, à gauche, un livre de Kant. Les exercices mentaux du petit matin s’accompliront là, pendant plus de quarante ans. Il faudra sans doute peu de temps — à peine quelques milliers de pages — pour que s’installent de vraies coutumes et des superstitions qui ressembleront à un folklore. Le cigare, la cigarette, le café, l’aube, le cendrier plein, la lune verte qui se couche, le rêve d’un petit pâté à la viande et d’une fine tasse de thé, les encres, les dessins dans la marge s’ordonneront alors, rites, gestes, formules, dans un tableau des traditions et des croyances. Pour ma part, et même si l’expérience des milliers de cahiers valéryens est plus proche de la cybernétique et de l’hypertexte que de l’ethnologie tribale, je l’ai associée, en projet, en rêves, à quelques bribes de rites païens. Je pense par exemple à cette coutume d’Afrique du Nord. Quand le fils va quitter sa famille, alors la mère lui fait poser le pied nu sur le seuil de la maison et elle le baigne d’un peu d’eau : « Afin que ton pied se souvienne de ce seuil et t’y ramène. » Lorsque Valéry se lit, se relit pour relancer sa recherche dans des directions complémentaires ou opposées, qu’il mouille sa page avec la langue, qu’il l’imbibe de salive et l’articule, je pense au texte comme à ce fils prodigue, qui s’échappe aujourd’hui mais qui reviendra bientôt hanter ce seuil. Et lorsque Valéry a tout juste fini d’écrire, quand il pose le stylo en travers sur la feuille, j’y superpose une scène de restaurant, quand les couverts barrent l’assiette vide et sale. Ce que l’on peut imaginer, à la rigueur, et qui serait juste, c’est le nouveau-né installé sur le ventre de sa mère. Mais je préfère encore une autre histoire. Quand les femmes pilaient des baies séchées, des épices ou des céréales dans des mortiers d’acacia, elles avaient coutume de laisser le pilon dans le mortier, avec quelques miettes, pour qu’il s’en nourrisse après le travail qu’il venait de fournir. Ainsi l’écrivain, à chaque page écrite, récompense son outil.
Autres souvenirs de table. J’ai perdu deux fois le langage, écrit Pascal Quignard. La première fois, c’était à dix-huit mois : il s’est tu. « Je mangeais dans le noir sur une table bleue à claies dont je me souviens mieux que de moi-même. Elle se pliait. C’était ma table de silence. C’est pourquoi je n’ai jamais pu écrire sur une table ou un bureau et que je n’en possèderai jamais. » Depuis, Quignard écrit parce que c’est la seule façon de parler en se taisant.
Il faut croire que les tables ont leur monde secret, d’où elles surplombent le vrai abîme. Je me souviens particulièrement de mon bureau d’enfant, quand il devint trop petit pour moi. Et je ne sais pourquoi je ne vois rien d’autre dans ma vie qui vaille en vue d’éclaircir l’acte d’écrire. A cette époque, donc, mon père prenait des anticoagulants. Il comptait sur un simple artifice, une ficelle facile, une courante astuce de menuisier, c’est-à-dire une cale, un marteau, un clou, pour élever le bureau d’écolier, si bas maintenant que je pouvais le balancer sur mes genoux et le remuer comme une houle rien qu’en me haussant sur la pointe des pieds. De ce bureau d’enfant, j’attendais la métamorphose en véritable établi de poète. Les cales étaient prêtes, elles rehausseraient le plateau d’au moins sept centimètres, il suffirait de les clouer sous chacun des pieds, disait mon père, puis de rajouter, au fur et à mesure, en vue d’un réglage fin de l’équilibre, des rondelles de bouchon de liège découpées avec un canif, épais comme tranche de saucisson, pour que le bureau ne soit pas incertain et chancelant et qu’on puisse y écrire avec violence sans le faire tanguer à chaque main levée.
Au premier essai, le bureau glissa de ses cales exactement comme un bateau qu’on lance et je restai là, les yeux rivés sur le plancher, une feuille de papier blanc à la main, criant que papa était blessé, que la cale avait perforé sa main, il saigne, on l’emmènera encore au bloc. Tout le monde criait qu’est-ce qu’il a encore fait, on se répondait ce sont les anticoagulants qui empêchent la plaie de se refermer et font briller rouge clair le linoléum. Mon bureau de poète tout neuf, élevé, grandi, avait reçu le baptême d’un jet de sang régulier et boita depuis comme un poème bricolé sur des rimes alternantes.
Cela fit que je n’oubliai jamais mon bureau d’enfant, monté sur ses cales comme une jeune fille aux mollets trop grêles veut mettre des talons épais et compenser ses semelles, et mon père changé, par un meuble, en écorché, et le pied du bureau, sanglant et pointu comme un pal. Sur la feuille de papier blanc que je n’avais pas lâchée et que j’agitais en drapeau, ce soir-là, dans la rue, je vis s’appliquer le gyrophare de l’ambulance et le regard de l’urgentiste à qui je montrais le chemin. Le jeu clair des lumières horizontales et des verticales dessina ma première vision de l’évanouissement. J’écoutais résonner le carillon de la défaillance, qu’on voit d’ailleurs plus qu’on ne l’entend. Toutes ces impressions étranges, toutes ces images, et d’autres qui me hantent encore, forment un drame permanent, qui me déchire toujours en profondeur. Et la feuille agitée continue à montrer le chemin et recueillir, avec obstination, les lumières.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel