|
Mallarmé, dans sa lettre à Eugène Lefébure, 27 mai 1867 : « Il faut penser de tout son corps, ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes de violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau (dont j’ai tant abusé l’été dernier et une partie de cet hiver) me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte, — qui passent et s’en vont sans se créer, sans laisser de traces d’elles. » Réconcilier œil et esprit, raison et intuition. Michel Serres parlera d’un « chemin du nord-ouest » reliant les terres extrêmes du savoir scientifique et de l’expérience humaine. Prigogine d’une « nouvelle alliance ». Le style naît du fait que l’on pense de tout son corps, au rythme d’un cœur qui vit, suivant le battement d’une chair créatrice.
C’est dans la poésie que le fonctionnement organique est le plus intense, le plus visible. Tout le corps écrit, jusqu’aux muscles de la glotte, jusqu’à la crampe, jusqu’au haut du corps, courbatu, contraint, pétrifié. Le corps de l’auteur est refermé sur lui-même, et malgré ce recoquillement, dans l’hélice active de sa solitude, il sécrète et additionne les jouissances et les bonheurs qui surviennent sur la scène de l’écriture.
La langue d’un auteur grandit avec lui. La vie et la langue avancent ensemble. L’une fatigue l’autre, l’autre réanime l’une. L'être se met en boule et en branle. La diction fait passer l'un dans l'autre le corps et la langue.
Portrait de l’écrivain en araignée, comme dit Francis Ponge : il ne tend pas une ligne que son corps n’y soit passé — n’y ait tout entier participé — à la fois filature et tissage… Ouvrage de bave.
Pour écrire, s’appuyer sur cette toile, c'est-à-dire sa propre panse tapie dans sa propre bave. L’inspiration, c’est le sang. Il n’est pas de création poétique digne de ce nom qui ne relève d’un moi pensant de tout son corps, d’un moi dont l’esprit fasse corps avec sa chair. J’écris de tout mon corps, je travaille du cœur et depuis le cœur. Il n’est pas de sujet de pur intellect. Personne ne peut s’extraire de soi-même, s’arracher à ce corps qui est le sien, à sa corporéité qui l’accule à l’obligation d’être soi, le met au désespoir d’être soi — c'est-à-dire de n’être que soi —, alors même qu’il aspire à atteindre l’être prestigieux reculé au-delà de toute vie possible.
D’où écrit-on ? D’où l’humanité malade de son angoissante finitude écrit-elle ? D’où écrit le « blessé de la vie » cher à Baudelaire ? J’écris depuis ma finitude. Depuis cette finitude que ma condition filiale m’a révélée. En tuant le fils — la fille (tuer en moi la filialité, je l’ai senti doublement : en gardant mon nom d’enfant sur la couverture de mes livres, tout en quittant ma famille dans le même mouvement, en m’en détachant volontairement, après avoir enfin admis l’abandon : c’est que la blessée de la vie, l’hypersensible culpabilise les sains, les siens…) — en soi, le créateur tâche de se tenir soi-même au lieu de l’Origine, d’incarner cette Origine comme le père l’incarne toujours déjà. Être soi-même l’origine, occuper la place du père, c’est chercher à vaincre le désespoir lié à la finitude de l’être. « Non pas se débarrasser de soi, mais se consumer » dit Kafka.
Dépasser sa condition filiale en créant. Ecrire, c’est réellement nouvelle création de moi-même, par moi-même, auto-engendrement, refondation de soi. Non pas la décision de (me) survivre à moi-même mais de me mesurer à moi-même dans mon explication avec la vie.
Parce que créer est toujours une manière de se mesurer avec son insurmontable finitude, de lutter contre le désespoir qui est en soi à demeure, puisqu’il résulte du fait nul jamais ne s’est apporté dans la vie, nul jamais n’est à l’origine de sa propre existence ou au fondement de sa propre naissance. Le créateur est celui qui aspire à se dresser au lieu de cette Toute-puissance qui par essence lui fait défaut. Le besoin n’est pas celui, oedipien, de tuer le père mais bien d’abolir son être de fils, de fille, d’annuler sa filialité, c'est-à-dire de devenir à son tour source d’héritage, principe de transmission. Briser le désespoir lié à la finitude par la puissance de l’engendrement, c'est dissoudre la filialité dans la paternité, dira Elias Canetti. Apposer son nom sur une couverture est ce geste absurde de dissolution.
J’écris donc depuis le désespoir. J’écris depuis cette douleur qui résulte du fait que nul ne peut se débarrasser de lui-même. Tout être vivant se trouve éternellement rivé à soi, agrippé à sa couverture.
J’écris depuis ma faiblesse. J’écris depuis mon défi. J’écris parce que mon désespoir fondamental porte en lui le désir impérieux de se dépasser. Le geste créateur mêle à la fois timidité et assurance, évidence et incertitude, au rythme de la primauté oscillante qu’assume l’amour de soi ou bien le désespoir dans ce cœur intranquille et angoissé.
Au cœur même de la vie, le désespoir est à demeure : intranquillité essentielle, équilibre précaire que menace la dépression. Le moi ne cesse de « se souffrir » selon l’expression de Michel Henry. « Ah ! si je pouvais être quelqu’un d’autre, n’importe qui ! […] : mais il n’y a pas d’espoir. Je suis celui que je suis : comment saurais-je me débarrasser de moi-même ? Et pourtant — je suis las de moi-même ! ». Je ne suis que moi-même, je ne suis que celle que je suis. Car toujours le moi est acculé à être soi. Pas moyen d’être autre. Il te faut être ainsi, tu ne peux pas te fuir et tu en trembles.
Claudel, parlant de Nijinski, disait à peu près qu’au repos, à la ville, il frémissait incessamment, comme ces voitures hypersensibles que l’on appelait des huit-ressorts. Travailler sans cesse pour survivre à sa sensibilité.
Une heure d’écriture vaut une symphonie. Que l’on imagine le brassage, le vannage des corps, peau, chair, résonateurs des parties creuses de l’organisme, par les millions de mouvements d’ondes, lents ou rapides, de l’atmosphère et des murs, des parois vibrantes d’une salle, expliquent assez bien — en plus du plaisir d’ordre purement musical — cet état d’exaltation, d’extase, de sortie de soi, d’écrasement, d’égarement humain, où se trouvent certaines personnes particulièrement sensibles, à la fin d’un concert.
La beauté rend malade. Au milieu des années 1980, les médecins relevèrent des troubles du comportement, des épuisements, des vertiges, chez les touristes visitant Rome et Florence. L’abondance de chefs-d’œuvre soumettraient les visiteurs à une surdose d’émotions esthétiques. Les sceptiques incriminèrent la chaleur estivale, la fatigue du tourisme, l’alcool… Le « syndrome de Stendhal » était né. Ainsi nommé car Stendhal, visitant Florence, nota dans son Journal, en 1817 : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs à Berlin. La vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
Fragilité de l’auteur.
C’est le frère de Valéry qui fait imprimer, à son insu, dans une petite revue méridionale, le premier poème du jeune homme. « Mon nom imprimé me causa une impression semblable à celle que l’on a dans les rêves où l’on crève de honte de se trouver tout nu dans un salon… » Quelques années plus tard, Valéry souffre le martyre parce qu’un critique l’a couvert de louanges et parcourt la ville, rouge de honte, ne pouvant souffrir ce qu’il ressentait comme un viol…
Virginia Woolf n’aimait pas les critiques. Temps perdu. « Ce n’est pas que j’accorde une importance excessive aux louanges et aux blâmes, mais ils représentent une interruption, me forcent à regarder en arrière, me donnent envie d’expliquer ou d’analyser. » Un jour, souffletée par un journal, elle sent revigorée, amusée, combative. Une autre fois, la louange lui donne « une telle impulsion qu’au lieu de se sentir desséchée, on se sent au contraire tout inondée d’idées ».
La louange poétique est une chose vivante, une réalité naturelle qui pousse, qui grandit ; avec elle, c’est l’homme louangé qui grandit. Un mythe du Mahabharata raconte qu’Indra, roi des dieux tua le démon Vrtra. Il en fut d’abord comme annihilé, anéanti par le choc en retour de son exploit. Il disparut et vécut longtemps, réduit aux dimensions d’un atome, au creux d’une tige de lotus, dans une île de l’océan qui est au bout du monde.
Les dieux le firent chercher par Agni, qui découvrit enfin dans les eaux le lotus où s’abritait le dieu amenuisé. Alors Brhaspati se rendit à son tour près du lotus et incanta le dieu en louant ses exploits passés : « Lève-toi, Indra ! Vois les Sages divins qui se sont réunis près de toi. Grand Indra, Seigneur ! C’est par toi, Indra, que subsistent tous les êtres ! C’est toi qui as fait la grandeur des dieux ! Protège les dieux et les mondes, grand Indra, retrouve ta force ! »
Ainsi couvert d’éloges, Indra se met à croître peu à peu.
Dans la pensée grecque, l’hymne est cela même qui pousse et grandit. La Muse est une divinité qui fait croître la gloire aimable et donne essor à la parole poétique. La parole, la louange, la gloire sont une pousse, un jet qui monte vers la lumière. « Comme les fraîches rosées font grandir l’arbuste, la vertu louée par des hommes de talent et d’équité croît et s’élève dans l’éther humide » écrivit Pindare.
La parole est toujours soumise aux lois de la nature, à la fécondité et à la stérilité des corps vivants.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel