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Les personnages de roman
Où en sommes-nous du roman au tout début du XXIe siècle ? Quels sont nos sujets favoris ?
Dans l’Art du roman, publié en 1986, l’écrivain tchèque Milan Kundera affirmait que le roman européen avait répondu, depuis le XVIIIe siècle, à quatre appels. Chronologiquement : l’appel du jeu, du comique, avec Laurence Sterne et Diderot, l’appel du rêve avec Kafka, l’appel de la pensée, avec Musil ; enfin l’appel du temps, l’énigme de la grande Histoire, depuis la Shoah. Quant aux chemins futurs du roman, même si Kundera refusait alors de prophétiser, il y a fort à parier qu’il monte à l’assaut du corps : celui de l’auteur lui-même et de ses proches, famille ou partenaires.
En effet, depuis quelques décennies, le corps est devenu un objet de fascination dans la création artistique et dans le roman en particulier : le corps dans tous ses états et sens dessus-dessous, le corps du dedans, le corps du dehors, la peau et les os, le sexe et la mort, comme si on voulait le disséquer pour en extirper tous les secrets.
Où en sommes-nous du personnage de roman en ce tout début du XXIe siècle ? Que devient celui qui dit JE ? De plus en plus l’autofiction triomphe, au détriment de la pure fiction. L’autofiction est un investissement illimité de la personne réelle dans l’œuvre littéraire. Que devient la relation de l’auteur avec son personnage quand le personnage n’est autre que la personne même de l’auteur ? Quelle est la liberté du « je » de l’autofiction, si vive et surprenante chez les personnages de fiction ? Elle est possible, oui, à condition que l’auteur ne se plante pas devant lui-même comme devant un miroir magnifiant, excitant, mais qu’il tourne ce miroir de soi vers le monde, pour que le monde s’y réfléchisse ; à condition qu’il prenne vraiment le risque de laisser remonter à la surface toutes les nappes de brume se détachant de la vaste masse de « l’ombre interne » qui l’habite, le hante. A condition, finalement, qu’il se perde de vue, qu’il se laisse emporter très au large de lui-même par le flux discontinu du langage. Qu’il s’oublie. Se perdre de vue pour se voir autrement, pour se découvrir autre. Ce sont les questions contemporaines.
Mais retraçons ici le chemin du roman. Tentons une histoire du personnage de roman.
« Le héros de roman n'accuse pas les dieux », soulignait Alain, qui considérait le roman comme le poème du libre arbitre. Le libre arbitre est la capacité de juger librement. Le personnage, en effet, se sait ou se sent responsable de ses actes. En cas d'échec, il s'en prendra à lui-même ou à la société. Héros, protagoniste ou caractère sont des avatars, c'est-à-dire des mutations, des transformations, de ce personnage principal devenu l’élément constitutif majeur du roman. Par exemple la Chartreuse de Parme devient rapidement pour le lecteur l’histoire de Fabrice del Dongo.
Quand ces acteurs de l’intrigue jouent le rôle d’accroche et donnent leur nom au titre de l’œuvre, on parle de personnages éponymes. Le Père Goriot, Mme Bovary.
Le XVIIe utilisera le procédé du roman éponyme : Histoire de Gil Blas de Santillane, Jacques Le Fataliste et son maître de Diderot. Le XIXe en est le point culminant avec Atala ou René de Chateaubriand, et Adolphe de Benjamin Constant… Au XXe en revanche, le personnage n’est plus, pour beaucoup de romanciers, une priorité pour aborder leur œuvre.
1° CHOISIR LE NOM DE SON PERSONNAGE
L’étudier soigneusement car ce nom permet au lecteur de faire les 1ères déductions. Mon personnage dans La Quatrième orange se nomme SALIGIA, initiales des 7 péchés capitaux en latin. Et ceci dans la correspondance de Zola : « Nous mettons toutes sortes d’intentions littéraires dans les noms. Nous nous montrons difficiles, nous voulons une certaine consonance, nous voyons souvent tout un caractère dans l’assemblage de certaines syllabes (…) au point qu’il devient à nos yeux l’âme même du personnage (…). Changer le nom d’un personnage, c’est tuer le personnage. »
Par exemple dans le nom de Bovary, on peut supposer l’étymologie latine bos, qui donne bovin et laisse entendre par métonymie la bêtise du personnage.
Dans mon dernier roman, Opéra sérieux, Elina Marsch est la fille du ténor préféré du compositeur Janacek. Juive née en 1926, elle connaîtra les vicissitudes de la guerre et ses horreurs, avant de s’enfuir en Amérique. Mais plus que l’histoire d’Elina Marsch, Opéra sérieux est le roman de la voix d’Elina, d’une voix qui fascine, apaise ou terrifie. Cette voix de soprano est la véritable héroïne. Mais plus encore le nom d'Elina Marsch découle d'un opéra du tchèque Leos Janacek, L'Affaire Makropoulos, qui fascina ma cantatrice durant son enfance. Dans le livret de cet opéra, Elina Makropoulos rend son dernier soupir à trois cent trente-sept ans, accablée d’ennui et d’indifférence, épuisée de vivre, quand l’action de l’élixir touche à sa fin, après que le public a compris que cette fille d’alchimiste a vécu six vies depuis sa toute petite enfance à la cour de Rodolphe II, une demi-douzaine d’existences pleines et complètes, les plus affreuses et les plus féériques qui soient, et cette fameuse Elina Makropoulos, alias Emilia Marty, alias Ellian MacGreggor, alias Eugenia Montez, alias presque toutes les femmes ayant porté en ce monde les initiales E.M. depuis la Prague baroque, brandit en mourant la formule du philtre concocté par son diable de père, une torche de parchemin dont personne ne veut et qui flambe dans les passages enivrés des cordes jusqu’à ce que la fanfare triomphale des cuivres n’ouvrent à la diva l’ultime porte. On comprend mieux pourquoi mon héroïne devait absolument porter ces initiales fulminantes !
2° PERSONNAGE ET ACTION
Don Quichotte, texte fondateur du roman moderne, est d’abord une histoire pleine d’action et de rebondissements. Le personnage est surtout défini par ses actions. La Poétique d’Aristote, le philosophe de la Grèce classique, disait déjà : « Les auteurs conçoivent les caractères à travers les actions. » Pour Aristote, le personnage est seulement le support de l’action, l’agissant, l’acteur. Il n’existe pas en lui-même, indépendamment de l’action.
Ce n’est qu’au cours des siècles que le personnage va s’individualiser et être considéré pour lui-même. L’éloignement progressif du genre de l’épopée permettra de descendre dans les profondeurs de l’individu. Le philosophe Alain dira : « A bien y regarder, un roman n’est jamais un spectacle où tout serait objet agissant ou parlant ; c’est toujours le tableau d’une vie intérieure. »
Avant le XVIIe et jusqu'à La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, paru en 1678, les personnages sont des figures symboliques, caractérisés par quelques vertus immuables, des stéréotypes. Le chevalier est vaillant, courtois, invincible. Le roman comique, illustré par Scarron, bousculera ces conventions. Mais il faudra attendre le roman d’analyse illustré par La Princesse de Clèves pour que le personnage se dote d’une vie intérieure, en se présentant comme la transposition d’un être réel, avec une sensibilité, une intériorité, l’affirmation d’une singularité.
3° FICTION ET REALITE
Aux XVIIIe et XIXe, les personnages semblent si réels que les lecteurs cherchent de qui il s’agit. Flaubert doit se défendre : « Non, Monsieur, aucun modèle n’a posé devant moi. Mme Bovary est une pure invention. » Et aussi : « Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. » C’est une manie des lecteurs que de rechercher un modèle dans le monde réel. A propos de mon propre roman Le Long Séjour, une fiction qui se passe dans une maison de retraite, j’ai reçu des lettres de directeurs de maison de retraite me disant : « Vous pouvez venir n’importe quand, sans prévenir, dans mon établissement, vous verrez que mes pensionnaires ne sont pas maltraités. »
Proust a dû répondre sèchement à Laure Hayman qu’elle n’est pas l’inspiratrice du personnage d’Odette de Crécy dans la Recherche. Proust dit : « la bêtise des gens du monde qui croient qu’on fait entrer ainsi un personnage dans un livre. (…) Vous me lisez et vous vous trouvez une ressemblance avec Odette ! C’est à désespérer d’écrire des livres. » D’autant plus que la description d’Odette de Crécy dépend de Swann, qui la perçoit selon l’amour ou le désamour qu’il éprouve pour elle. Il ne s’agit donc pas d’un portrait photographique.
De la méthode du romancier, Proust dit : « Quand il écrit, il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté à son inspiration par sa mémoire, il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, l’autre pour le mouvement avantageux du bras, etc. »
4° LITTERATURE ET FAITS DIVERS
J’ai une déontologie à propos de mes personnages et du réel. La déontologie est la morale d’une profession. La mienne est de ne pas citer les gens, ne pas calquer les faits. Pour des raisons éthiques d’abord. L’éthique est la façon de se comporter. Elle étudie également les fondements de la morale. Là, je prends le mot comme morale personnelle. Mon éthique, donc. L’idée de s’approprier l’existence d’un être qui en est dépossédé (prison, maladie…) et qui un jour peut-être aura besoin de se raconter, est insupportable. Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème moral. Ce qui est en jeu, ici, c’est d’abord et avant tout, la puissance de la littérature. L’écriture est un acte violent. La violence en l’écrivain se mêle de jouissance. La véritable violence est celle que l’on exerce sur les vies, les histoires dont on se nourrit. Le beau et sombre film de Bennett Miller, Truman Capote, manifeste bien ce rapport mêlé de sympathie et de vampirisme, de coïncidence et d’instrumentalisation, de l’écrivain à ses « sujets » dont il fait en vérité des moyens, des objets. Cette violence qui est sans doute une nécessité impose néanmoins des devoirs. Les sujets n’appartiennent à personne et on peut écrire sur tout, mais pas n’importe comment.
Dire ceci n’est pas borner le champ de la littérature, c’est bien plutôt tenter de maintenir la pureté de ce champ contre la confusion croissante entre littérature et document (témoignage, règlement de compte, scandales…) qui substitue au travail de la langue l’alibi du sujet.
Ecrire un livre « sur » ne suffit pas. L’argument du « ça s’est passé comme ça » ou l’appât de « cherchez qui est là derrière » (quelle vedette, quelle victime, quel assassin, quel proche ?) ne vaut pas littérature. Il réduit plutôt, d’un seul geste, et le livre et la vie dont il s’est nourri. Il peut y avoir une littérature du réel mais le réel ne suffit pas à faire littérature, pas plus que l’aveu une œuvre ou la sincérité d’un auteur.
Par conséquent Julien Sorel ne peut être confondu avec Antoine Berthet, jeune criminel de 25 ans, dont Stendhal aurait lu l’histoire dans La Gazette des Tribunaux avant d’écrire le Rouge et le Noir.
5° LA VRAISEMBLANCE
Malgré son degré de ressemblance avec un être réel, les auteurs du XXe siècle doutent de la véracité du personnage. Kundera dit : « Le personnage n’est pas une simulation d’un être vivant. C’est un être imaginaire. » Paul Valéry dit : « un être de mots », un « vivant sans entrailles. » Malgré les protestations des auteurs, les personnages sont jugés d’après les critères du réel. Puisqu’ils imitent la personne humaine, on veut que leur comportement soit cohérent et vraisemblable. L’aveu de la Princesse de Clèves suscita un débat dans le Mercure galant, en 1678. On demanda aux lecteurs si la princesse a raison de faire confidence de sa passion à son mari plutôt que de la taire.
Pourtant le lecteur de roman doit suspendre son incrédulité, faire un pacte avec l’auteur, « céder à l’illusion et tenir la fiction pour une réalité. » Sans quoi le roman est inutile.
Kundera estime qu’il faut donner le maximum d’informations sur un personnage : sur son apparence physique, sa façon de parler et de se comporter. Il faut faire connaître le passé d’un personnage car c’est là que se trouvent toutes les motivations de son comportement présent. Enfin le personnage doit avoir une totale indépendance, c'est-à-dire que l’auteur et ses propres considérations doivent disparaître pour ne pas déranger le lecteur qui veut céder à l’illusion et tenir la fiction pour une réalité. »
André Gide déteste les descriptions et préfère faire parler son personnage pour éviter la technique du portrait. « Parle, afin que je te voie ! » Meursault, dans l’Etranger de Camus, se révèle plutôt par ses attitudes et ses actions que par sa description physique. Le lecteur a alors pour tâche d’interpréter un comportement, d’en déduire une personnalité. Ce procédé est souvent complémentaire du portrait du personnage. On parle de « caractérisation indirecte du personnage ».
Balzac met l’accent sur la recomposition que le romancier doit opérer à partir du réel pour que ses personnages soient vraisemblables : « Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul. La littérature se sert du procédé qu’emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine à celui-ci, les épaules de celui-là. L’affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de la rendre probable. S’il vous copiait une femme vraie, vous détourneriez la tête. »
Stendhal négligeait volontiers la description physique, vestimentaire de ses héros au profit de la peinture des passions, des sentiments qui agitaient leur âme. Tandis que Balzac attache une grande importance à l’apparence de ses personnages car elle est révélatrice de l’appartenance sociale et de l’évolution de leur existence. La corrélation entre une physionomie et un milieu lui paraît forte. Il écrit à propos de Mme Vauquer : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension explique sa personne. »
6° LE PETIT FAIT VRAI
Diderot insiste pourtant sur l’importance du petit fait vrai dans la description du personnage de roman. Une tête idéale ne l’intéresse pas. « Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une des tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure, et d’idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de quelqu'une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez qui les rendraient vraies… »
7° LA LOI DU CHANGEMENT
Le héros de la tragédie accomplit avec une constance exemplaire un destin décidé par les dieux ou dicté par le devoir. Tandis que le personnage romanesque obéit à la loi du changement. Le monde influence et modèle le parcours du personnage, il se heurte à des obstacles, apprend à les surmonter et en sort changé. Surtout dans les romans de formation.
Il s’agit de manifester une vision du monde réel autant qu’une vision de l’homme. Alain écrit : « Le thème de tout roman, c’est le conflit d’un personnage romanesque avec des choses et des hommes qu’il découvre en perspective à mesure qu’il avance, qu’il connaît d’abord mal, et qu’il ne comprend jamais tout à fait. »
8° MADAME BOVARY, C’EST MOI !
Le personnage se présente comme un porte-parole direct ou indirect des conceptions de son créateur. Kundera dit : « Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées. C’est ce qui fait que je les aime tous et que tous m’effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n’ai fait que contourner. » Les personnages jouent le rôle « d’ego imaginaires ». Pour Kundera, le roman permet une « méditation sur l’existence vue au travers de personnages imaginaires. »
Maupassant avoue qu’il se dissimule et se démultiplie derrière ses personnages. Il évoque « l’adresse consistant à ne pas laisser reconnaître ce moi par le lecteur sous tous les masques divers qui servent à le cacher. » Il pose ainsi le problème : « Si j’étais roi, assassin, courtisane, voleur, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu’est-ce que JE ferais, qu’est-ce que JE penserais ? Comment est-ce que J’agirais ? Nous ne diversifions donc nos personnages qu’en changeant l’âge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi. »
9° LE DEVOIR D’INSTRUCTION
Pour Crébillon le libertin, qui appartient au XVIIIe, le siècle des Lumières, un roman sans péripéties, qui se rapproche de la vie, a une utilité morale. « L’homme verrait enfin l’homme tel qu’il est ; on l’éblouirait moins, mais on l’instruirait davantage. » Pour Diderot aussi, le roman doit montrer le cours général des choses qui nous environnent. On retrouve ici l’une des grandes règles classiques héritées d’Horace, le poète latin : l’œuvre littéraire a pour mission d’instruire autant que de plaire. Stendhal proteste contre les romans historiques de Walter Scott. « Il est plus facile de décrire un serf du Moyen Âge que les mouvements du cœur humain. »
10° DIRE JE
Les romanciers du XVIIIe privilégient le je qui renforce l’illusion romanesque. Les Lettres persanes, de Montesquieu, par exemple. Ou Saint-Preux, un personnage de Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, qui dit « je » dans une lettre. A propos de La Vie de Marianne, Marivaux écrit : « Ce n’est pas un auteur, c’est une femme qui pense. Figurez-vous qu’elle n’écrit point, mais qu’elle parle. »
11° BOIRE MANGER PISSER
Flaubert s’insurge contre les personnages romantiques qui ne sont pas des êtres humains mais des mannequins : « l’union sexuelle est reléguée systématiquement dans l’ombre, comme boire, manger, pisser, etc. Le parti pris m’agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qu’il aime, et jamais un désir ! »
Flaubert vit la vie de ses personnages : « « Quand j’écrivais l’empoisonnement de Mme Bovary j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné 2 indigestions coup sur coup, deux indigestions réelles car j’ai vomi tout mon dîner. »
Ailleurs il écrit : « Je suis physiquement fatigué. J’en ai des douleurs dans les muscles. L’empoisonnement de la Bovary m’a fait dégueuler dans mon pot de chambre. L’assaut de Carthage me procure des courbatures dans les bras, — et c’est pourtant ce que le métier offre de plus agréable ! Je n’en peux plus ! Le siège de Carthage que je termine maintenant m’a achevé, les machines de guerre me scient le dos ! Je sue du sang, je pisse de l’eau bouillante, je chie des catapultes et je rote des balles de frondeurs. » Vous trouverez l’histoire du siège de Carthage dans Salammbô.
12° DARWINISME ET DETERMINISME
Zola précise que ses personnages devront servir sa démonstration et montrer que les êtres n’échappent pas aux déterminations du milieu. Le déterminisme est la doctrine selon laquelle un rapport de cause à effet conditionne tous les faits de la nature, y compris les actes humains. Les personnages de Zola sont donc les cobayes d’une expérimentation scientifique. S’ils sont alcooliques, ils finiront fous, ils procréeront des enfants tarés, etc. aucune liberté. Tout est déterminé à l’avance. Jean-Paul Sartre dira son mépris des romanciers qui gardent leurs personnages sous contrôle : « Si je soupçonne que les actions futures du héros sont dictées à l’avance par l’hérédité, les influences sociales ou quelque autre mécanisme, mon temps reflue sur moi, il ne reste plus que moi en face d’un livre immobile. Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres. »
13° LA TECHNIQUE DU MONOLOGUE intérieur
Edouard Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés invente la technique du monologue intérieur qui permet au romancier de nous faire entrer dans la conscience de son personnage sans que l’auteur intervienne par des commentaires et des explications. Comment ça marche ? Dujardin en fournit le mode d’emploi : « Le monologue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l’impression « tout venant » ». Le monologue intérieur connaîtra un succès important au XXe où l’on croit de moins en moins à la stabilité du sujet, à sa cohérence, à son unicité. Voir chez Joyce, les 50 pages de monologue de Molly Bloom. Le monologue intérieur ramène peut-être à l’étymologie de personnage. Persona était le nom donné au masque porte-voix des acteurs antiques.
A partir de là les personnages ne sont plus des individus-objets mais des consciences fluctuantes, sans dessin exact, composées de « myriades d'impressions » (dira Virginia Woolf) et qui perçoivent la vie comme un « halo lumineux » (avait dit Henry James).
14° LE ROMANCIER EN DEMIURGE
Au XXe siècle, Mauriac décrit encore le romancier comme un Dieu, en tout cas un « singe de Dieu » : il crée des êtres vivants, il invente des destinées, etc. Mais Mauriac s’inquiète quand son héros avance docilement dans la direction qu’il lui a assignée. « Je m’inquiète, dit-il, cette soumission à mes desseins prouve qu’il n’a pas de vie propre, qu’il ne s’est pas détaché de moi, qu’il demeure une abstraction. Je ne suis content de mon travail que quand ma créature me résiste, lorsqu’elle se cabre devant les actions que j’avais décidé de lui faire commettre. (…) Je ne suis jamais tant rassuré sur la valeur de mon ouvrage que lorsque mon héros m’oblige à changer la direction de mon livre, me pousse, m’entraîne vers des horizons que d’abord je n’avais pas entrevus. » « Faire confiance, dit enfin Mauriac, à ces êtres sortis de nous et à qui nous avons insufflé la vie, respecter leurs bizarreries, leurs contradictions, leurs extravagances, tenir compte enfin de tout ce qui en eux paraît imprévu, inattendu, car c’est là le battement même du cœur de chair que nous leur avons donné. »
C’est ainsi, grâce à tout ce trucage ajoute Mauriac que de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont au contraire les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. »
Le roman, successeur de l’épopée, poursuit la mission qu’elle partage avec la tragédie : être le lieu de la compréhension des actions et des passions des hommes. Le roman ne cesse d’avoir pour tâche et pour sujet : nous-mêmes, notre existence dans le monde. Son domaine est le monde de la vie. Sa tâche : considérer l’existence comme le lieu problématique de la quête du sens. Répondre au « comment vivre ? » « comment ne pas avoir peur ? »
Le roman est une pensée exploratoire des formes de l’existence parce qu’il en constitue des modèles expérimentaux. En renonçant à la littérature on renonce à l’existence comme quête du sens.
Mauriac : les lecteurs de roman savent que les personnages du roman ont pour fonction de les éclairer sur eux-mêmes et de leur livrer le dernier mot de leur propre énigme.
La catharsis, c'est-à-dire une lecture qui nous purifierait de nos émotions douloureuses ou agressives, ne peut se passer du personnage car nous avons besoin de projection, transfert, identification. La voix du personnage, dans la fiction littéraire, dit : c’est A toi que je parle et c’est DE toi que je parle. Elle nous aide à comprendre le sens de nos actions, à donner un sens individuel à notre vie.
Les livres se proposent au lecteur pour qu’il les déchiffre et qu’à travers eux il déchiffre le monde. Les livres sont donc un modèle de compréhension, d’analyse et d’action.
15° LA FORME IMPECCABLE DU DESTIN
Dans Le Mythe de Sysiphe, Albert Camus renoue avec le destin. « Qu’est-ce que le roman en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, où toute vie prend le visage du destin. (…) Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus instructif que le nôtre. Mais eux, du moins courent jusqu'au bout de leur destin, et il n’est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l’extrémité de leur passion. (…) C’est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n’achevons jamais. »
16° VIENT L’ERE DU SOUPCON
Pour Céline, au XXe siècle, le roman et ses personnages ont perdu leur rôle ancien de documentaire et d’enseignants. Seul le style peut justifier leur existence. Nathalie Sarraute affirme, elle, que le romancier et le lecteur ont perdu la confiance qu’ils avaient dans le personnage, qui se voit privé de tous ses attributs traditionnels. Idem chez Robbe-Grillet, chez qui le personnage devient l’élément d’un décor, d’une image presque cinématographique. Pour Robbe-Grillet la notion de personnage est périmée. Autrefois dit Robbe-Grillet le personnage avait un nom propre, des parents, une hérédité, une profession, des biens, un passé. Le personnage caractérisait donc une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu. Mais ce temps est passé dit Robbe-Grillet. « l’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule ». Et le roman, ayant perdu son meilleur soutien d’autrefois, le héros, chancelle.
Julien Gracq dans Lettrines (1967) entérine la vision de Robbe-Grillet en proposant la fiche signalétique des personnages de ses romans. Lieu de naissance : non précisé. Epoque : quaternaire récent. Date de naissance : inconnue. Nationalité : frontalière. Parents : éloignés. Etat civil : célibataire. Profession : sans. Enfants à charge : néant. Moyens d’existence : hypothétiques. Domicile : n’habitent jamais chez eux. Etc.
17° LA QUERELLE DU PERSONNAGE
Représenté dans Les Faux-Monnayeurs par le romancier Édouard, André Gide, nous sommes au XXe siècle, déclare « plier bagage » dès qu'il s'agit d'affecter à un personnage un état civil, de le vêtir, de le doter en un mot de signes distinctifs. Cette profession de foi faisait écho, exactement à la même époque (1925), à une conférence de la romancière anglais Virginia Woolf, où celle-ci avait taillé en pièces cette déclaration d’un critique disant : « La base d'un bon roman, c'est la création d'un personnage, et rien d'autre. » au début du XXe siècle, l'art du roman consistait à nantir un personnage d'un statut social et psychologique bien déterminé. Pour Virginia Woolf (comme pour Joyce), cette « détermination » était un leurre : la réalité, la vérité d'un individu ne relevaient ni de sa situation dans la société, ni de son caractère, mais des « myriades d'impressions », toujours fugaces, toujours imprévisibles, qui traversaient sa conscience. Exprimer un personnage, c'était traduire ce qu'il avait de marginal. En refusant tout « cliché photographique » et en s'appliquant au contraire à exprimer, chez un personnage, « le spasmodique et le manqué », elle suivait la voie de Flaubert, de Henry James (romancier anglo-américain qui vécut à cheval sur les XIXe et XXe siècles), de Joseph Conrad (romancier anglais mort en 1924) : un romancier authentique s'attache à traduire des aspects nouveaux, encore invisibles, de la personne humaine. Il refuse l'évident, comme l'avait fait d'ailleurs Balzac, qui avait littéralement révélé l'existence des Nucingen ou des Vautrin. En 1715, l'abbé d'Aubignac s'indignait de voir des romanciers construire des personnages si parfaits, si cohérents qu'ils ne correspondaient à aucune réalité humaine. Le roman-vérité s'est toujours opposé au mensonge romanesque.
Flaubert, James, Dostoïevski, Conrad, étaient antibalzaciens, certes, mais ces romanciers avaient néanmoins tracé des figures pourvues d'une destinée, accablées de souffrances claires et distinctes, et surtout ayant un caractère, une personnalité. En s'attachant à exprimer de simples consciences en perpétuel mouvement d'introversion, en présentant au lecteur des personnages n'ayant pas de « but dans la vie », les auteurs d'Ulysse de Joyce ou du Temps perdu de Proust suscitèrent chez les lecteurs de l’époque une nostalgie du Personnage. On s'alarma de voir Joyce fragmenter et désarticuler la personne. Gide lui-même, après avoir lu Manhattan Transfer, devait se déclarer incapable de s'intéresser aux « personnages pulvérulents » de Dos Passos, alors que le romancier américain avait seulement traduit la mise en pièces de l'individu par la civilisation urbaine et industrielle.
Cependant Kafka, tout en désignant le héros du Procès d'une simple initiale et tout en le privant de « psychologie », avait exprimé le combat mené par un individu pour ne pas être ce qu'il était en fait : un numéro matricule. Un peu plus tard, les tenants du Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, mais aussi Samuel Beckett, et bientôt William Burroughs, entrèrent sur la scène de la culture. Cette fois, des écrivains, partisans d'un « soupçon » radical à l'égard de l'existence même du personnage, reniaient non seulement le portrait balzacien, mais encore ces consciences dont Virginia Woolf, romancière anglaise, et même Proust au début du XXe siècle avaient voulu traduire l'hésitante complexité. Pour Nathalie Sarraute, l'âme du Narrateur proustien est trop bien décrite pour être vraie. Nul écrivain n'a le droit d'attribuer telle « psychologie » à un personnage, ni surtout celui de lui confier un message.
La querelle du personnage devait mettre en pleine lumière une réalité qui se faisait jour depuis longtemps : le roman du XXe siècle exprime bien moins la personne qu'il ne traduit une recherche de celle-ci. En 1944, le romancier américain Saul Bellow écrit : « La réduction du personnage ne signifie pas que le pouvoir d'émotion ou d'action de l'homme se soit émoussé, ni qu'ait dégénéré ce qui constitue l'humain : si les êtres paraissent réduits dans le roman, c'est en raison des immenses dimensions prises par la société. »
Pourtant, même quand une narration est animée par un simple pronom personnel ou par un simple regard anonyme, ceux-ci peuvent être légitimement considérés comme des personnages : le « héros de roman » se définit avant tout par sa fonction dans un texte.
18° RESTER A DISTANCE
Georges Perec exprima son besoin de rester à distance ironique de ses personnages. Un personnage doit pouvoir faire une action ou éprouver un sentiment avec lequel l’auteur n’est pas du tout d’accord. L’auteur doit pouvoir montrer que ce personnage est en train de se tromper. Avoir du recul vis-à-vis de son personnage, c’est, dit Perec, ce qu’on peut appeler la liberté à l’intérieur de l’écriture.
Tandis que Marguerite Yourcenar vivait avec ses personnages comme avec des membres de sa famille. « Je les vois, je les entends avec une netteté que je dirais hallucinatoire. Leur présence est pour moi l’équivalent celle qu’est pour un Chrétien celle des Anges ou des Saints familiers, de grandes figures familières un peu nées de nous et en même temps venues de plus loin que nous-mêmes. »
En ce qui me concerne, ce sera pour conclure, je souscris à la thèse de Sylvie Germain, romancière contemporaine, qui dit que : « Tous les personnages sont des dormeurs clandestins nourris de nos rêves et de nos pensées, eux-mêmes pétris dans le limon des mythes et des fables… » On fabrique un personnage avec de soi, certes, mais aussi beaucoup avec des livres et avec les mythes ancestraux de l’humanité qui sont en nous, dans notre inconscient, depuis toujours.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel