Un peu de théorie

Nous sommes tous modèles

Comment vivre l’événement d’être nommé dans l’œuvre ? Certainement pas dans la peur de l’accusation ou l’effroi de se reconnaître. Nous sommes tous l’art et la matière des créateurs, nous sommes les accidents de leur vie, la semence de leurs aventures intérieures. Chacun de nous est l’air du temps des artistes. Nommés ou innommés, nommables ou innommables, nous sommes leur univers et, à ce titre, placés, parfois de force, dans leurs livres, leurs tableaux, leurs films et leurs musiques. L’art ne se fait pas avec rien ni personne. Nous sommes tous de la chair à roman, des pièces de choix (ne dit-on pas « croquer », « saisir sur le vif » ?) pour l’anthropophagie des artistes. L’artiste se nourrit de la chair de l’autre, et même de sa langue maternelle, pour tenter de trouver sa propre voix. L’art exige cette puissante alchimie. Ainsi le sang circule-t-il, d’un livre à son lecteur, d’un siècle à l’autre. Ainsi, à leur manière sinueuse et magique, se transmettent les expériences intimes. La provocation signe, en art, cette veine forte et cette vie incroyablement mobile, l’aptitude inouïe à parler qui est en chacun de nous et dont l’artiste véritable se saisit, à notre insu, nous laissant parfois muets et intimement dépouillés. Quand je suis nommée dans un livre (cela m’est arrivé déjà), je sais qu’il n’y a aucune gloire à en tirer ni aucune misère à en craindre : c’est ainsi que chacun d’entre nous, depuis des millénaires, fait vivre l’art et le détermine. Pour l’artiste, nous sommes tous modèles.