Un peu de théorie

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L'Oulipo et moi

Présentation

- Comment avez-vous découvert l’Oulipo et quel rôle a-t-il joué pour vous, aussi bien sur le plan humain que sur le plan de l’écriture ?
La découverte s’est faite suivant deux axes simultanés : Jacques Bens, d’une part et d’autre part l’ouvrage de Duchesne et Leguay, intitulé Petite fabrique de littérature. Je connaissais par coeur toute la série (Les petits papiers, etc.) Pour ce qui est de Jacques Bens, j’adorais son Sonnet irrationnel, je l’ai appelé au téléphone un jour de 1986 ou 1987, par chance il était dans l’annuaire et vivait encore en banlieue parisienne. Je lui ai demandé de préfacer mon premier ouvrage, «publié» par un ami, fan de Perec. Ce premier livre, repris dans les Ecarts majeurs, contenait des variations sur la Marseillaise, dans le genre Exercices de style. Je crois qu’il est le premier écrivain vivant à qui j’ai parlé. De cette période donc, gardons l’idée d’exercice, d’autant plus que je venais d’avoir mon diplôme de kinésithérapeute et que nous nous occupons surtout de «faire faire des exercices» (ce à quoi il m’est arrivé de résumer l’Oulipo d’aujourd’hui : faire faire des exercices). J’insiste sur le «faire faire» car je me demande si l’Oulipo existerait encore sans cette volonté pédagogico-thérapeutique, que je respecte absolument, mais que je ne partage plus exactement dans les mêmes termes. Vous trouverez ici, à propos de Son corps extrême (Actes Sud, 2011), l’article L’exercice de la vie, qui vous expliquera ce que j’entends aujourd’hui par exercice. Si j’insiste sur le mot d’aujourd’hui, c’est que je ne peux pas raisonner sur l’Oulipo (ses qualités, ses défauts) à près de 50 ans comme je l’ai fait à 20 !
Pour en revenir à cette période de jeunesse (16/30 ans) où l’Oulipo m’a fourni le manuel d’apprentissage nécessaire à l’apprenti écrivain (en approfondissant chez moi le goût de l’exercitatio, la folie des listes et lexiques, la manie anagrammatique ; en démédicalisant, dépsychologisant et en me faisant admettre avec le sourire certaines de mes facultés intellectuelles qui m’effrayaient, adolescente : ici je vous conseille vivement la lecture de L’Ecrivaillon ou l’enfance de l’écriture (Gallimard, 1996), qui raconte par le menu ma «haute adolescence» (oulipienne et vraiment passionnément oulipienne) et répondra sans doute mieux à vos questions que cette lettre trop contemporaine de mon désintérêt pour l’Oulipo !

- Avez-vous été invitée d’honneur et si oui en quelle année ?

Jamais. Je dois préciser que seule l’amitié (véritable) de Jacques Bens, qui m’écrivit durant des années (notamment durant mes années de non-publication et de recherche d’un éditeur) de magnifiques lettres de mentor, m’encourageant, etc., et quelques folles et heureuses conversations avec Noël Arnaud, déjà très âgé et malade, je ne crois pas que les oulipiens se soient réellement intéressés à mon travail de recherche. Un travail sans doute trop axé sur le lexical, le sémantique. Pourtant j’ai cru longtemps que mes ouvrages comme Blasons d’un corps enfantin, ou La Ligne âpre que vous citez, allaient attirer leur attention sur mon travail d’épuisement du lexique et de quête des limites. Je crois que leur lecture a cessé avec La Modéliste (1990), que Hervé Le Tellier cite encore d’ailleurs, deux décennies plus tard, dans son ouvrage sur l’esthétique de l’Oulipo.

- Le site de l’Oulipo et d’autres indiquent que vous étiez « correspondante locale de l’Oulipo en Languedoc » (l’affirmation viendrait de Noël Arnaud) mais il ne me semble pas que vous ayez eu le statut « officiel » d’autres correspondants du groupe, quel était votre lien exact avec l’Oulipo ?
Pas de lien officiel, non, pas vraiment de liens, sinon de sympathie, avec le délicat Marcel Benabou, avec Hervé le décontracté. Je connais très peu ou pas du tout les autres membres. Hervé Le Tellier m’a dit cependant, à propos du côté officiel, que «c’était écrit quelque part», voyez cela avec lui, donc.

- Ce lien est-il toujours aussi fort aujourd’hui ?
Voir premier §, dans lequel j’explique que l’Oulipo a été important pour l’adolescence et la jeunesse de mon écriture : mise en place de certaines conceptions matérialistes (déplacement, ajout, lipogramme, liponymes…), acquisition d’un vocabulaire, donc d’une praxis, capable de considérer mon travail d’écriture comme un travail de construction, d’architecture, incluant une spatialisation de l’œuvre, etc. Ces acquisitions me sont encore utiles aujourd’hui. Plus qu’utiles même, elles sont devenues inconscientes, incorporées. En cela je peux dire que la marque sur moi de l’Oulipo (l’Oulipo de Queneau, Perec et Calvino, surtout) a été fondamental, fondateur, excessivement. D’apprendre à lire en quelque sorte, d’apprendre à se détacher du sens pour accomplir une oeuvre qui déborde et soit subversive, voilà qui me vient d’eux. Sans eux, j’en serais encore aux «idées». Toutefois la lecture, vers 40 ans, des Cahiers de Valéry, m’a fait comprendre que je voulais aller bien plus loin dans ma conception de l’écriture. Ainsi il manque à l’Oulipo, selon mon moi d’aujourd’hui, mûr et sevré du besoin de chaleur collective, d’entrer dans la réflexion sur le corps, qui soit un corps propre, un corps Merleau-Pontien. Je ne me sens pas en philosophie dans leurs travaux, dirais-je simplement. Et le rapport au corps, devenu mon grand sujet, ne me convainc pas chez eux. Mais, encore une fois, c’est mon avis en 2011, après vingt ans de réflexion sur la lettre, réflexion autorisée et fondée par leur présence «exercitante». On verra dans mon deuxième prochain roman (celui de 2013) toute ma réflexion contemporaine sur «l’inspiration», «inspiration» irréductible aux travaux oulipiens. Ah, s’ils voulaient entrer dans le vif !

- Avez-vous pris des distances par rapport aux méthodes oulipiennes que vous utilisiez dans des œuvres comme La Ligne âpre, La Modéliste, Les écarts majeurs etc. ? Si oui pourquoi ?
C’est la question à laquelle j’ai le plus abondamment répondu, je crois ! J’ajouterais que mon premier éditeur, Christian Bourgois, adorait l’Oulipo. Il m’a encouragée à publier Les écarts majeurs. Il a adoré Graveurs d’enfance. Je crois qu’il aurait aimé «faire de moi» un auteur à contraintes, mathématique, etc. Je me souviens de sa fierté devant mes textes à forme d’inventaire. Mais j’étais déjà ailleurs ! A vrai dire, je ne sais pas quand j’ai changé, cela fait partie des merveilleuses métamorphoses de l’entraînement et de l’expérience ! L’action fait l’acteur et le remodèle. Et, franchement, l’idée d’être un auteur en devenir constant, mouvant, déplacé, décalé par la moindre de ses nouvelles expériences, m’est beaucoup plus agréable que l’idée du cyclique, du permanent, propagé aujourd’hui par l’Oulipo, sous forme de définitions et de dictionnaire de contraintes. La contrainte n’est forte, à mon sens, que lorsqu’on l’invente soi-même, et malgré tout ce que j’ai pu dire moi-même sur le côté salvateur, libérateur, de la contrainte (ce fut d’ailleurs mon premier discours théorique sur la littérature, et cette force de la contrainte subversive).
Toutefois mon discours d’adulte (après 30 ans) est devenu plus attentif aux genres. Mais mon premier travail sur le genre, dans La Modéliste, n’a pas été suivi par l’Oulipo. Ensuite j’ai moi-même craint que leur souci de rhétorique ne soit une idéologie transmettant une perspective «d’homme blanc» et l’ignorance manifeste des «savoirs situés». Je veux dire que j’ai craint ceci : peur qu’ils perpétuent une tradition sans faire changer les représentations. Qu’ils travaillent la rhétorique sans se soucier des modifications des représentations, sans les interroger, ces représentations, et les faire bouger. Je vois l’énorme travail lexical et rhétorique que j’ai donné dans Le Syndrome de Diogène, éloge des vieillesses, mais dans le but de faire bouger le regard sur le vieillir occidental.
Quoi qu’il en soit, je maintiens que l’apprentissage qu’ils vulgarisent est essentiel pour quiconque. Être au contact de la langue comme d’un matériau qu’on maîtrise parce qu’il nous maîtrise, est de toute manière salvateur. Je reste un vivant exemple des bienfaits de leur université.