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Plaisirs musculaires
Maurice Barrès : « Religion, inspiration, d’où viennent ces divines choses ? Y aurait-il des moyens artificiels pour nous élever jusqu’à elles ? Des moyens pour contraindre l’esprit, pour obliger l’inspiration à venir ! Une mécanique de l’enthousiasme ! Songez à Mozart : quand l’idée musicale ne lui venait pas, il disait son chapelet. Cette répétition des apostrophes d’amour mettait en mouvement ce cœur génial. Comme la mystique a des procédés pour rejoindre ses états les plus hauts, l’artiste n’en a-t-il pas pour retrouver son animation créatrice ? Lire un grand poète déclenche en nous une certaine puissance qui, la minute d’avant, sommeillait. Tout cela nous mènerait à la connaissance de certains rythmes plus capables que d’autres de hâter la naissance de l’extase. Tout cela nous ferait remonter à l’origine des procédés littéraires de cadence, de rime, d’allitération. Nous comprendrions les strophes diverses, le coup de gong de Never more, enfin tout le primitivisme de la poésie, de l’art oratoire. »
Au commencement était le geste rythmique. Au commencement étaient les pleureuses et tous leurs rythmes, balancements du corps, balancements articulatoires des gémissements. Au commencement étaient les poèmes confiés à la mémoire musculaire des lèvres, des langues, des gorges, des diaphragmes. Les pleureuses, les rhapsodes, dans leurs improvisations, à la fois attendues et créatrices, les endeuillés, les enfants, tous se balançaient, les mouvements de leurs corps soutenant les tours de leur langue.
La gorge est le siège de la mémoire.
Les muscles de la glotte sont le siège de la prière. Et les mots de l’oraison ou ceux de l’épopée d’Homère sont dits mots-agrafes, parce qu’ils produisent une sorte d’accrochage de la pensée et du véhicule musculaire de la pensée. L’aurore aux doigts de rose, la colère d’Achille, cela fonctionnait comme des engrenages articulatoires, dont le simple jeu, dans la bouche des rhapsodes, déclenchait tout un système réflexe, qui amenait au jour et à l’oreille des spectateurs l’Iliade, et plus encore, dans une double jouissance : celle de la sécurité de la mémoire et celle de la surprise de l’improvisation soudain croisant la mémoire et la rejetant derrière elle, le temps d’un chant.
Les muscles du larynx et de la bouche sont si violemment entraînés par le mécanisme de la répétition, qu’ils obéissent de manière quasi réflexe à la moindre syllabe émise par l’être récitant, priant ou improvisant. Les mots sont supportés par des automatismes. Récitants et fidèles n’ont qu’un minimum d’efforts à fournir pour se souvenir de l’ensemble de l’œuvre. Ingénieux mécanisme pour la transmission, à travers l’espace et le temps, d’hommes à hommes et de génération à génération, des enseignements de toutes espèces, de la théologie à la chasse de l’équitation à la poésie.
C’est ce rythme musculaire, mémoire des fibres contractiles, qui est le support des longs poèmes de l’épopée. Cette sensation d’aisance, de parfaite liberté donnée par les souples mouvements de muscles entraînés, exalte, augmente les forces de l’être tout entier. Elle est « dynamogénie ».
Le prophète et le rhapsode éprouvent des jouissances buccales quand les mots leur emplissent la bouche. Plaisir musculaire de la diction, mais aussi tactile et gustatif. Ezéchiel visité par l’Esprit et recevant l’ordre de prophétiser en Israël entend la voix de Dieu : « Mange ce que je vais te donner ! Alors il vit une main étendue et tenant un manuscrit en rouleau… Des caractères y étaient tracés en dedans comme en dehors : c’étaient des lamentations, des plaintes et des gémissements ! Alors il le mangea, c'est-à-dire qu’il le mâcha et le remâcha dans sa bouche jusqu’à ce qu’il l’ait retenu par cœur : je le mangerai donc dit-il et il fut doux à ma bouche comme le miel. »
Mais Jean, dans son Apocalypse, reprenant Ezéchiel : « Je pris le petit livre de la main de l’Ange et l’avalai : dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume. » La jouissance buccale est douceur du message annonçant la victoire de la foi. Mais avant, il y aura l’amertume des souffrances à endurer au nom de cette foi…
L’homme bat. Il bat parce que ses principaux organes, ses bras, ses jambes, ses yeux, ses oreilles, lui ont été données par paires. L’homme balance. Il se régularise en rythmes. Dans la récitation, dans l’épopée, était engagé le corps entier. Mais dans la phase moderne de l’écriture jouent seulement des mouvements infimes de l’œil, de la main, de l’oreille, au lieu des amples mouvements des membres et du corps. C’est le style manuel. Les écrivains dactylographes finissent par ne plus penser qu’avec le bout de leurs doigts. Bachelard disait à peu : Quand ma plume crache je pense de travers.
Ici le mot n’offre presque plus de résistance à la main qui glisse sur la page, à l’œil qui le perçoit à l’aide de minuscules mouvements presque insensibles en suivant les lignes de gauche à droite ou de droite à gauche, ou bien en descendant du haut de la page jusqu’en bas. Leurs efforts, leur fatigue n’ont presque plus de rapport qu’avec la qualité de la lumière, de la plume, du papier, non avec les réalités éveillées par le contenu des mots. Le mot écrit et lu n’est plus la chose elle-même, ou l’émotion ressentie à l’occasion de la chose. Il n’est qu’une étiquette, un signe désincarné, algébrisé.
Entre les deux, il faut compter avec les mouvements plus restreints, mais d’effet intense, de l’appareil respiratoire, du larynx et de la bouche. Le corps de l’auteur, aujourd'hui : les poumons, le diaphragme, la gorge, la cavité buccale, les muscles de la langue.
André Spire publia chez José Corti un ouvrage intitulé Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques. On y découvre les écrivains qui marchent leur pensée, dans leur chambre ou dans la campagne, ceux qu’André Spire nomme « verbo-moteurs ».
Goethe composait beaucoup de ses poèmes en chantant et en marchant, comme Beethoven : « Il me semble souvent qu’un génie secret me chuchote quelque chose de rythmique, si bien que dans ma marche mes pas se meuvent toujours en mesure ; et en même temps je crois percevoir de légers sons accompagnant quelques lieds qui se manifestent à moi agréablement sur un mode ou sur un autre ». Gesticulateur et mime, on le voit qui se frotte les mains, qui se promène de long en large, il bat la mesure, il grommelle quelque chose entre ses dents. Les mots fondent dans la bouche, les paroles s’en échappent, s’envolent de la langue, s’écoulent d’entre les dents. Et peu à peu, sous cette impulsion régulière, entre l’imagination et le désir, le flot des paroles et des idées commence à jaillir. L’union de phénomènes auditifs et de phénomènes dynamiques, laryngo-buccaux et corporels fait son oeuvre. Dès que la tension poétique est assez forte pour effacer l’empreinte des conventions sociales, qui ont émoussé les réactions spontanées du langage naturel, le geste reparaît, la gesticulation laryngo-buccale s’intensifie. « Le poète d’aujourd'hui retrouve la nature originelle du compositeur de style oral, rythmant, dansant sa pensée avec son corps, avec tous les mouvements de son gosier, de sa bouche articulatrice. » À ces profondeurs, le style c’est l’homme tout entier, dansant et balançant selon les lois vivantes. Pas de spiritualité sans la fête des muscles. Ecrire, c’est jouer à grimper l’escalier quatre à quatre. Enfant, tout le bonheur résidait dans les cuisses.
« J’écris à corps perdu » disait Kierkegaard avant de camper la figure de Johannes Climacus, héros de Il faut douter de tout. C’est la vie qu’il menait dans la maison paternelle qui contribua à développer l’imagination du garçonnet Johannes et à le rendre philosophe, tout entier réflexion, du commencement à la fin. Le père de Johannes lui refusait souvent la permission de sortir. Mais, parfois, en manière de compensation, il lui offrait de le prendre par la main et de faire une promenade ensemble, en arpentant le parquet de la pièce. Johannes était libre de choisir le lieu de la destination. Johannes optait pour la porte de la ville, pour un château du voisinage. Alors, tout en allant et venant sur le parquet, le père décrivait tout ce qu’ils voyaient, ils saluaient les passants, les voitures les croisaient à grand fracas et couvraient la voix du père, qui racontait avec tant d’exactitude et de vie, de façon si présente, si minutieuse et évocatrice, qu’après une demi-heure de cette promenade avec son père, l’enfant était recru de fatigue, comme s’il avait été toute la journée dehors.
Climacus est Kierkegaard. Même besoin d’excitation musculaire dans la création chez Kierkegaard, qui travaillait une grande partie de la nuit. On pouvait le voir, depuis la rue, arpenter longuement les pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre, il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, les phrases qu’il venait de composer en marchant.
Et même Rimbaud, l’enfant prophète, était un marcheur. Je me souviens de Sensation : « Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers… » Les cent pas, le va-et-vient, et surtout, être assis le moins possible. Nietzche assurait qu’il ne faut ajouter foi à une idée qui ne serait pas venue en plein air, alors qu’on se meut librement. « Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête. Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de plomb — je l’ai déjà dit — c’est le véritable péché contre le saint-esprit. » L’écriture vient aux cerveaux oxygénés.
Tous les après-midis, je vais marcher dans les vignes. Alors que la marche simple et plane, sur la route parfois goudronnée qui mène de Saint-Georges au Château de l’Engarran, est une activité aisée, égale, qui permet d’écrire dans sa tête, et même sur un bloc-note, sans regarder où l’on met les pieds, de peaufiner quelques idées, en s’aidant de sa régularité mécanique, la marche dans les vignes, en revanche, est une véritable expérience philosophique. Tout écrivain, au moment de se mettre au travail, se sent dans un état d’inhumanité et fuit les autres. L’angoisse de ce moment-là est terrible et la solitude absolue. Alors je quitte la route d’où l’on est trop distrait par l’image intense du ciel (il y a des mirages sur le goudron, de grandes liquéfactions étincelantes) et je m’impose le travail très pénible d’avancer dans le désordre parfait des ceps de vigne, au milieu de leurs formes de rupture et de leurs bizarres équilibres. L’effet est vertigineux. C’est contraindre les yeux, les muscles, à chaque instant, à une action toute nouvelle et particulière, qui exige d’eux la présence entière de ses moyens de prévision, d’adaptation, d’attention et de ses forces les plus différentes. Les difficultés de ce terrain rigoureusement irrégulier et pourtant d’apparence tellement monotone, tout hérissé d’obstacles et rompu de petits abîmes, sont toujours imprévus. Dans ce chaos de pierres et de bois mêlées, nul pas, nulle composition d’efforts, qui soit semblable au précédent, et dont l’idée puisse servir deux fois ! De la marche dans la vigne comme préparation à l’activité littéraire…
C’est ainsi que je fais, d’une promenade à deux pas de chez moi, une vraie expédition. Ce n’est pas la taille du lieu qui importe mais la curiosité intellectuelle du promeneur. Parfois, il m’arrive de me demander pourquoi je me contente de si peu, comment le paysage des premières collines peut ainsi me suffire, m’alimenter, me reconstituer à ce point, au lieu des plages, des montagnes, des causses, du cinéma en relief… Il me semble presque que ce paysage, d’apparence pourtant si simple, a été travaillé par ces anciens architectes japonais qui savaient recréer l’horizon et l’illusion de la solitude dans un espace minuscule et soumis à la promiscuité. Pour tirer le meilleur parti des petits espaces, ils agrandissaient l’espace visuel en intensifiant les sensations tactiles et musculaires. Ainsi de la vigne : je suis obligée de surveiller mes pas, de chercher mon chemin parmi les ceps égaux, les pierres irrégulièrement espacées, les sarments enchevêtrés. Même les muscles du cou sont, jurerait-on, délibérément mis à contribution par le génie du lieu. Levant les yeux, je suis captivée par le spectacle d’un épervier qui va fondre sur sa proie, et je perds l’équilibre.
La plupart des écrivains marchent, sauf peut-être Valéry, qui est de l’école flaubertienne : « On ne peut penser et écrire qu’assis. » Montaigne, adepte du sermo pedestris a engendré un Nietzsche péremptoire : « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur. » Julien Gracq est un adepte de la marche comme adjuvant à un traitement mécanique de la phrase, « une espèce de blutage » dit-il : « La phrase qui reste dans mon souvenir à la fin de la promenade – tournée et retournée le long du chemin – s’est débarrassée souvent de son poids mort. En la comparant au retour avec celle que j'ai laissée écrite, je m’aperçois quelquefois qu’il s’est produit des élisions heureuses, un tassement, une sorte de nettoyage. »
La marche a constitué le métronome primitif de l’art. La vitesse moyenne de la musique, le mouvement que l’on nommait jadis andante et que nous appelons allegro moderato, est mesuré par le tempo di marcia (100 à 120 à la minute). Virginia Woolf, attentive à toute idée qui remuait en elle, qui se formait, neuve, avec le cordon ombilical de l’inspiration première, dit la façon dont une minuscule semence, un embryon de trouvaille, agit sur le corps tout entier et rythme le mouvement des jambes. Car « si petite qu’elle fût, elle avait cependant, cette pensée, la mystérieuse propriété de toutes celles de son espèce. Replacée dans l’esprit, elle se révéla excitante et importante. Elle s’élança, s’enfonça, se précipita de-ci, de-là, suscitant un tel remous, une telle agitation intellectuelle qu’il me fut impossible de rester assise. Je me retrouvai donc en train de marcher d’un pas rapide sur l’herbe d’une pelouse. »
Mais même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, il les confie à l’écriture, il parle encore, d’une parole intérieure, qui n’est pas simplement mentale. Il articule ses mots, les souffle, parfois si faiblement qu’on n’entend aucun son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx. Esquisse motrice.
Ici tout est soliloque, monologue intérieur, qui se fait aux abîmes de l’être, à la jonction du biologique et du mental, là où le mouvement reste, où l’homme ne voit plus, n’entend plus, mais se parle, balbutie son poème. Un seul organe travaille : le larynx car nous ne pensons guère sans parler, du moins sans esquisser, lèvres closes, l’énonciation de notre pensée. Entrée en action des muscles délicats et légers de l’organisme laryngo-buccal, avant même que la vague émotionnelle n’ait pu mouvoir les muscles plus lourds de notre poitrine et de nos membres. La pensée la plus abstraite a elle aussi une base corporelle, à savoir un substrat musculaire fourni par le langage, fût-il seulement ébauché. Quand nous pensons, nous nous parlons pas à nous-mêmes ; nous esquissons, ou préparons, si nous ne les accomplissons pas effectivement, les mouvements d’articulation par lesquels s’exprime notre pensée. Dans cette parole intérieure, il y a une prédominance d’images musculaires, de schèmes moteurs d’articulation, de phonation. Ecrire, c’est prononcer.
Spire dit expressément : « Et de même que le musicien qui lit la partition d’une symphonie, que celui qui l’écoute la recréent, la rejouent en eux-mêmes comme s’ils tenaient la baguette du chef d’orchestre, que le spectateur, acteur involontaire, participe avec son être tout entier à l’exécution d’une tragédie, comme au cirque, au music-hall, il esquisse avec ses muscles les mouvements, les attitudes de l’acrobate qui fait ses tours, le lecteur, l’auditeur d’un poème, reproduisent les mouvements de la bouche dans laquelle il s’est formé, ont dans la bouche, avec toutes leurs valeurs motrices, donc affectives, la voix elle-même du poète. » Le livre, les sons qui l’ont apporté à leurs yeux, à leurs oreilles, ne sont qu’un conducteur entre des bouches, entre des corps en mouvement. Etre lu, c’est avoir trouvé un résonateur.
Le rythme d’une phrase est l’image, gravée dans la parole, de l’homme tout entier, corps et âme, muscle et esprit. Le mot est un geste. Malherbe recommandait d’aller, pour écrire, écouter les crocheteurs du Port-au-foin. Ces gens parlaient leur travail athlétique, ils lançaient et attrapaient et portaient les mots, avec leurs sacs, leurs caillasses, ils fabriquaient les mots dans un effort musculaire, et les phrases avec, dans les amples et solides mouvements qu’ils faisaient pour gagner leur courte vie. Et le rythme des battoirs, dans les lavoirs, scandant la rumeur des femmes, leur mémoire et leur imaginaire.
La poésie sur le papier n’a aucune existence. Elle est alors ce qu’est un costume dans l’armoire, un tatou empaillé dans une vitrine. Elle n’a d’existence que sous deux formes : à l’état de composition dans une tête qui la rumine et la fabrique ; à l’état de diction…
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www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel