Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Un soldat ne se coupe pas de ses arrières

Présentation

Que le sexe soit !

Delphes était le centre géographique du monde : les deux aigles dépêchés par Zeus depuis les bords du disque terrestre s'y étaient rejoints. Au fronton du temple d’Apollon, ces préceptes : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ». Dans la fosse oraculaire, l’adyton, le nombril de la terre était représenté sous la forme d'une chose massive, taillée en ogive, couverte de laine et surmontée de deux aigles d'or. Puis le laurier sacré. Ici voisinaient la tombe de Dionysos et le trépied sur lequel la Pythie, prophétesse d'Apollon, signifiait aux mortels les conseils éclairants du dieu lumineux. Dionysos Grondant, le dieu de l’excès et des états seconds, dort au cœur même de l’adyton. Durant l'absence d'Apollon, qui passe l'hiver chez les Hyperboréens, c’est lui qui règne sur Delphes, tandis que se tait l'oracle. L'année était coupée en deux périodes d'inégale durée : neuf mois de cultes apolliniens, trois mois de cérémonies dionysiaques. Ainsi le temps était-il scandé.
Durant plus d'un millénaire, le sanctuaire d'Apollon Pythien fut le siège de l'oracle le plus prestigieux, puis il tomba peu à peu en désuétude.
Plutarque dit qu'autrefois l'affluence était telle à la consultation que trois prophétesses devaient se relayer, tandis que son temps à lui ne connut qu’une unique Pythie, prophétisant une seule fois dans le mois.

Strabon était géographe : « On dit que le siège de l'oracle est un trou qui s'enfonce profondément dans le sol et dont l'ouverture n'est pas très large ; il en sort un souffle inspirateur ; au-dessus de l'ouverture est placé un haut trépied, sur lequel monte la Pythie ; elle reçoit le souffle et rend les oracles en vers et en prose ». Cette exhalaison se dégage d'une fissure dans le sol, le pneuma enthousiastikon. Pausanias complète ses dires en affirmant que le lieu mantique a été découvert par des bergers rendus soudain « inspirés » par des vapeurs auxquelles ils s'étaient trouvés exposés par hasard et grâce auxquelles ils s'étaient mis à rendre des prophéties au nom d'Apollon. C’est également la version de Diodore de Sicile. Il raconte comment des chèvres d'abord, des bergers ensuite firent l'expérience d'un soudain délire prophétique qui saisissait quiconque s'approchait d'un trou de la terre. Non maîtrisée, cette fureur clairvoyante poussait au suicide, on se jetait dans le trou même d'où émanait le pouvoir de dire l'avenir. C'est ainsi que « les habitants du voisinage, pour écarter tout danger, nommèrent une femme seule prophétesse pour tous, et la consultation eut lieu désormais par son intermédiaire ».

Plutarque, qui fut lui-même prêtre d'Apollon, a consacré la représentation de la Pythie comme prêtresse inspirée. Trois de ses dialogues sont consacrés à Delphes et à l'enthousiasme oraculaire. Il décrit le rôle de la prophétesse, de son corps, de son âme et de son verbe. La Pythie est une voix qui n'a pas de corps. La femme est un instrument qui transmet la vérité apollinienne, comme la lune réfléchit la lumière du soleil. La Pythie doit s'offrir au dieu dans l'état le plus vide, le plus disponible et le plus passif qu'un être humain puisse atteindre. Tout obstacle, tout encombrement doivent être balayés afin que l'enthousiasme n’induise pas un combat entre l'action divine et la femme, qui, à son insu, lui résisterait. Lorsque l'aversion de la prêtresse prend le dessus sur l'inspiration divine, elle meurt d’étouffement dans des râles. La clarté du message divin dépend de la femme : une Pythie lettrée vaticinera en vers énigmatiques, denses en métaphores, une Pythie inculte crachera la vérité apollinienne sans détour. (Il y a beaucoup d’écrivains pythiens : instruments de signalisation, sismographe et médium de la sensibilité d’un peuple et d’une histoire, sans qu’ils aient clairement conscience de leur fonction organique et, pour ce motif, capables de se tromper parfois dans leurs jugements…)

Il va de soi que la prêtresse est vierge. Elle refuser tout contact avec autrui, toute empreinte qui pourrait venir interférer avec sa relation exclusive et absolue au dieu qui la possède.
Les Pères de l'Église compareront la transe à une attaque d'épilepsie. Pour Origène et Jean Chrysostome, la Pythie est à la fois le sexe et le démon. Assise sur la fissure de la terre, elle reçoit une vapeur qui la pénètre par son sexe. Remplie de pneuma, elle profère ce que les Grecs tenaient pour vénérable et divin : « Ne voilà-t-il point la preuve du caractère impur et vicié de cet esprit ? Il s'insinue dans l'âme de la devineresse, non pas par des pores clairsemés et imperceptibles, bien plus purs que les organes féminins, mais par ce qu'il n'est pas permis à l'homme chaste de regarder et encore moins de toucher. »
Jean Chrysostome dit que la Pythie est assise sur le trépied d'Apollon, les cuisses écartées. Un esprit malin monte du bas, entre dans son vagin et la remplit de folie. Les cheveux épars, une écume lui coule de la bouche : elle fait la bacchante. Et c'est dans un pareil état qu'elle parle. « Je sais que vous avez eu honte et avez rougi d'entendre ce récit ».

Ce qui fascine l’écrivain : on peut rapprocher rythme et visions prophétiques. La langue de la Pythie était rythmique, poétique, religieuse, liturgique, impérieuse, invocatrice… Mais aussi la virginité, mais aussi la grande exhalaison qui vient de la fissure… La Pythie est vierge mais son sexe parle ô combien.

Pierre Guyotat, conférence de Cerisy, an 1972, lors d’un colloque sur Artaud et Bataille, prononce une conférence intitulée Langage du corps. Stupeur dans la salle quand il évoque le rapport entre sa pratique d’écriture et la masturbation : « Dans ce texte donc, je décrivais en quelque sorte le rapport entre l’écriture et le sexe ; je décrivais une partie de mon ancienne activité, de mon activité d’enfant, de poète-enfant, de poète-adolescent, où la production de textes était accompagnée de production sexuelle. Ce texte a fait vraiment sensation, je me demande bien pourquoi, s’agissant de la description d’une double pratique aussi logique à cet âge. »

C’est le sexe qui fait créer. Il faut autant de sexe pour peindre Le Couronnement de la Vierge, ou pour composer des motets et des messes, que, pour Sade, écrire ses Journées. Guyotat dit encore : « C’est impensable qu’un être humain puisse produire, comment dirais-je, en se coupant de son sexe ; un soldat ne se coupe pas de ses arrières. »

C’est le sexe qui empêche de créer. Le livre s’écrit aux dépens de la vie sexuelle, dit en quelque sorte Moravia dans L’Amour conjugal : « Nous nous aimons tous les soirs, n’est-ce pas ? Eh bien, je sens que toute la force qu’il me faudrait pour écrire je la dépense pour toi. Si cela continue ainsi, je ne pourrai jamais venir à bout de ce travail. »
Idem pour le Guyotat de l’âge mûr qui se fait alors chaste comme une prêtresse. La rédaction d’une œuvre exigerait, pendant des années, une abstinence, une chasteté totales. Il insiste : « Je dis, totales. C'est-à-dire la privation de tout acte produisant de la matière sexuelle, si je puis dire, à l’extérieur comme à l’intérieur ; de tout épanchement. » Il le vit ainsi, il n’en fait absolument pas une loi. « Se priver de sexe pour soi, pour qu’il soit, dans l’œuvre, entièrement. Que le sexe soit ! »