Un peu de théorie

On courait, tranquille, à vitesse réduite, plutôt mécontent, et soudain on reste pantelant devant la découverte brusque. A la faveur d’un coup d’œil sur la page mécontente, une correction heureuse, une solution impromptue se déclare, qui dégage un mot important Tout se réveille. On était mal engagé. Tout reverdit. Comme aux échecs, un seul coup a libéré ce fou ou ce pion qui va pouvoir agir. Sans ce geste, l’œuvre n’était pas. Ce lieu du temps est le kairos. Moment opportun, occasion. C’est le bon moment. La minute énergétique, qui produit quelque chose, un changement, une force. Capacité à prévoir la suite des événements pour s’y préparer de plus loin. Le kairos rend aux chevaux toutes les rênes au au moment décisif.
Satori est un mot du zen. Il est un accès d’incandescence du kairos, le moment dans sa pure exception, dans sa puissance absolue de mutation, quand le doute est absolument dissipé. Exemple occidental de satori : la madeleine de Proust, ou plutôt les pavés de Venise, le tintement et la serviette. Le langage chrétien dirait conversion ou illumination, alors que le satori n’est pas descente en soi d’une vérité, d’un dieu, mais plutôt brusque débouché sur le vide. Un satori : sorte de catastrophe mentale qui se produit d’un seul coup. Comptes-rendus de satori, Japon, XVIIIe siècle : « Tout d’un coup, immense concentration mentale : j’avais l’impression d’être congelé dans un champ de glace qui s’étendait sur des milliers de milles, et en dedans de moi, il y avait une sensation d’absolue sécurité. » Eurêka, oui, oui, c’est ça ! Et notre visage semble éclairé par quelque chose qui nous fait face. Suzuki : « Le temps viendra où votre esprit sera soudainement arrêté comme un vieux rat pris dans un cul-de-sac. Alors il y a aura un plongeon dans l’inconnu, avec le cri : ‘Ah, c’est cela !’ » Ce cri dit l’énergie du désespoir, quand le disciple — ou le poète — voit la solution qu’il porte en lui et qui se manifeste plutôt comme une sensation que comme une connaissance. Ce que le zen nomme : « Voir dans la réalité de son être. »