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L’expérience seconde
Qui dira le tourment de l’acuité, quand la pensée et la vision sont si nettes, si ponctuelles qu’on est pénétré et coupé par les idées ou les choses. Des écrivains, que l’on priverait de leur quart d’heure d’inspiration quotidien (quand l’esprit rapide est comme effleurant, feuilletant au vol mille choses, une corde vibrant à l’extrême hauteur, des idées à la mitrailleuse, en écho, dépassant l’attente.…), et victimes de cette accoutumance, présenteraient les symptômes brutaux et morcelés de la consommation de stupéfiants, et même s’ils n’étaient que de piètres consommateurs de Marlboro. Inspiration poétique : on est loin de la douce euphorie, de l’hilarité bruyante, qui accompagnent l’exaspération extraordinaire de la mémoire dans la fumée du chanvre indien. On est loin aussi du baptême liquide et doux d’un peu d’opium, qui clarifie, désincarne, fait du poète un serein, un sage, un lucide, un béat, sans cahot, sans à-coup.
De quelque côté que l’on se place alors, auteur, lecteur, auditeur libre, simple curieux, goûter à l’écriture « inspirée », c’est comme boire de l’eau de mer qui rend la soif toujours plus folle, une eau euphorisante, hallucinogène, enivrante, hypnotique, excitante. Cela devient une souple dépendance, une emprise active, une folie circulaire qui permet parfois de se calmer et de se reprendre, et qui d’autre fois vous précipite par la fenêtre.
C’est que cette écriture-là révèle à chacun une faculté exceptionnelle, qu’il faut croire d’ordinaire enfouie, et que tous peuvent voir à l’œuvre sur eux-mêmes : ils étaient des dormants et, soudain, il faut se rendre à l’évidence, le mort se révèle comme vivant. L’exaltation est absolue. Chaque fragment d’écriture fait tressaillir et boire ce qui était immobile et sec, dans la tête et dans l’existence. « On croyait apercevoir un bout de bois gâté, et c’est une grande sauterelle des foins qui s’envole, déployant sous ses élytres gris une seconde et brillante paire d’ailes » écrivait Ernst Jünger.
Flaubert fut fasciné par les Paradis artificiels. Il écrivit aussitôt à Baudelaire : « Quant à la partie intitulée un mangeur d’opium, je ne sais ce que vous devez à Quincey, mais en tout cas c’est une merveille. Je ne sais pas de figure plus sympathique, pour moi du moins. Ces drogues-là m’ont toujours causé une grande envie. Je possède même d’excellent haschich composé par le pharmacien Gastinel. Mais ça me fait peur, ce dont je me blâme. » Flaubert se méfiait des tortures de l’opium, noires et feu, comme si un grand peintre eût trempé son pinceau dans la noirceur du tremblement de terre et de l’éclipse. Il se contentait de caféine et nicotine, petits poisons aux effets maigres.
Baudelaire avait livré une description assidue des hallucinations causées par une seule cuillerée de la confiture verte du haschich : sensation de fraîcheur aux extrémités, grande faiblesse, des mains de beurre, une lourdeur de tête et une stupéfaction générale de tout votre être. Vos yeux s’agrandissent, ils sont comme tirés dans tous les sens par une extase implacable. Votre face se remplit de pâleur, elle devient livide et verdâtre. Les lèvres se rétrécissent, se raccourcissent et semblent vouloir rentrer en dedans. Des soupirs rauques et profonds s’échappent de votre poitrine, comme si votre nature ancienne ne pouvait pas supporter le poids de votre nature nouvelle. Les sens deviennent d’une finesse et d’une acuité extraordinaire. Les yeux percent l’infini. L’oreille perçoit les sons les plus insaisissables au milieu des bruits les plus aigus. Les hallucinations commencent. Les objets extérieurs prennent des apparences monstrueuses. Ils se révèlent à vous sous des formes inconnues jusque-là. Puis ils se déforment, se transforment, et enfin ils entrent dans votre tête, ou bien vous entrez en eux. Les équivoques les plus singulières, les transpositions d’idées les plus inexplicables ont lieu. Les sons ont une couleur, les couleurs ont une musique. Les notes musicales sont des nombres, et vous résolvez avec une rapidité effrayante de prodigieux calculs d’arithmétique à mesure que la musique se déroule dans votre oreille. Vous êtes assis et vous fumez ; vous croyez être assis dans votre pipe, et c’est vous que votre pipe fume ; c’est vous qui vous exhalez sous la forme de nuages bleuâtres.
Mais la drogue ne fait pas écrire : vous êtes incapable de travail et d’énergie dans l’action. C’est la punition méritée de la prodigalité impie avec laquelle vous avez fait une si grande dépense de fluide nerveux. Vous avez jeté votre personnalité aux quatre vents du ciel, et maintenant vous avez de la peine à la rassembler et à la concentrer.
Bouillonnement d’imagination, maturation du rêve et enfantement poétique qu’on ne peut pas noter, irrémédiablement perdu, ininscriptible, auquel est condamné un cerveau intoxiqué par le hachisch. « Tout à l’heure c’était la nuit et maintenant le jour. J’avais vécu longtemps, oh ! très longtemps !… La notion du temps ou plutôt la mesure du temps étant abolie, la nuit entière n’était mesurable pour moi que par la multitude de mes pensées. Je ne vous parle pas de ma fatigue, elle fut immense. On dit que l’enthousiasme des poètes et des créateurs ressemble à ce que j’ai éprouvé, bien que je me sois toujours figuré que les gens chargés de nous émouvoir dussent être doués d’un tempérament très calme ; mais si le délire poétique ressemble à celui que m’a procuré une petite cuillère de confiture, je pense que les plaisirs du public coûtent bien cher aux poètes, et ce n’est pas sans un certain bien-être, une satisfaction prosaïque, que je me suis enfin sentie chez moi, dans mon chez moi intellectuel, je veux dire dans la vie réelle. »
La fatigue d’être plusieurs sous l’effet de la drogue. L’épuisement produit par la galopade de neuf Muses. Prise de conscience de la pluralité des Muses. L’idée d’art semble plus large que l’écriture. Pourtant tous les arts entrent dans la constitution de l’écriture. Dans un texte, il y a un rythme, de la couleur, des postures, des matières, et du son. « Je suis habité » dit Michaux. En lui se presse tout ce qu’il fut, et tous ces « Qui-je-fus » parlent en même temps, le soûlent, l’inspirent aurait dit Platon : « Qui-je-fus me prit la main, tira mon stylo et me força d’écrire une dissertation sur la matière. C’était absurde et vieux jeu. Je le lui dis, biffant d’ailleurs des mots à la volée, car il en est que je ne puis voir sans sauter des deux pieds. Nous allâmes jusqu'à 22 copies. Tantôt, elles n’étaient pas de son goût, tantôt elles heurtaient le mien. »
La mescaline est un révélateur. Mais les angoisses du malaise rendent pratiquement impossible l’usage de la plume ou du pinceau pendant la durée de l’expérience. Je vois l’extrême, et j’en souffre. L’individu se sent pendu à un fil et voyant à la dérive entre ciel et terre, léger comme une plume, dans un espace incirconscrit, poussé par des vents et encore pas nettement. Voilà Michaux « fils de l’espace », léger comme un daimon, ne sachant exprimer le bonheur de « ce bain réciproque où l’on est dedans et qui est en soi ». Extrême plénitude analogue aux états mystiques.
La mescaline l’assaille de toutes parts, Michaux n’est pas homme à se livrer à l’ennemi : « Je m’étais pourtant préparé à admirer. J’étais venu confiant. Ce jour-là, on brassa mes cellules, on les secoua, les sabota, les mit en convulsion… On me voulait tout consentant. Pour se plaire à une drogue il faut aimer être sujet… » Michaux refuse ce joug. Il tente de ne pas s’abandonner tout à fait. Il surveille la Muse : « Le voyageur était émerveillé. Le participant était brassé. Cependant l’observateur incorruptible assistait. Telles étaient les trois faces de celui qui pourtant ne se sentait plus personne. »
Il cherche à dessiner. Mais sous mescaline, rafales d’images, la vitesse inouïe d’apparitions, de transformations, de disparition de ces visions sans qu’il puisse les saisir. Sans compter de la multiplicité, du pullulement dans chaque vision. Tout se divise, « des développements en éventail et en ombelles, par progressions autonomes, indépendantes, simultanées (en quelque sorte à 7 écrans). »
Impossible de travailler. Ainsi, là où l’on aurait pu supposer une dictée impérieuse de la mescaline, il n’y a rien que l’œil intérieur témoin de la vision forcée. Au réveil, l’œil se confiera au pinceau et à la parole.
Jean Starobinsky : « L’observateur incorruptible est partout présent chez Michaux. Tous les feux d’artifice, tous les désastres, toutes les dérives internes, il les vit avec le souci de les percevoir, d’en prendre consignation. Il sauvegarde à tout prix une faculté vigile qui, dans le pire dérèglement de la perception, parvient encore à enregistrer l’expérience traversée, pour en donner, après coup, dans une réminiscence aiguë, la description complète. L’écriture, la peinture deviennent ainsi chez lui des expériences secondes, mais sans lesquelles l’expérience première serait demeurée improductive : expérience où l’ivresse est revécue lucidement (et qui attestent qu’au sein même de l’ivresse une lucidité veillait). »
Dans les dessins mescaliniens, l’initiative était laissée à la drogue : l’œil la subissait, la main lui obéissait, le dessin était symptôme, certes, mais avec l’aide de l’observateur incorruptible, il était aussi rapport sur le symptôme. La Pythie garde un œil ouvert.
Puis, dans des dessins d’après drogue, Michaux reprend possession de ce que la mescaline lui avait révélé (mouvement vibratoire, ondes en fuite, en déplacement, nappes irrégulières et fluides, infime permanent séisme, rythme du discontinu et de l’alternatif, hachures et fractures et leur dentelle compliquées, sillons aux bords tremblés) pour en faire le matériau d’organismes nouveaux — appelés par lui dessins de désagrégation — où l’expérience n’est plus directement subie, mais relatée (non à froid, mais dans une expérience seconde) selon la vérité de l’œuvre, à distance de ce qui avait d’abord éclos sous l’aspect du Misérable Miracle. Le passage par le toxique n’aura été que la révélation d’un registre inattendu de la perception, registre désormais disponible pour l’activité du peintre.
Pierre Bettencourt dit que Michaux était toujours surpris que tant d’honneurs accompagnent ses petits poèmes ou ses petits dessins, « simples factures de ses voyages mentaux, note de frais, pourrait-on dire, de sa terrible vacance. »
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Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel