Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Usages du fait divers

Présentation

Ne pas citer les gens, ne pas calquer les faits.
Pour des raisons éthiques d’abord. L’idée de s’approprier l’existence d’un être qui en est dépossédé (prison, maladie…) et qui un jour peut-être aura besoin de se raconter, est insupportable.
Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème moral. Ce qui est en jeu, ici, c’est d’abord et avant tout, la puissance de la littérature. L’écriture est un acte violent. La violence en l’écrivain se mêle de jouissance. Elle est une façon de coïncider avec sa voix, de se réapproprier sa puissance. La véritable violence est celle que l’on exerce sur les vies, les histoires dont on se nourrit. Le beau et sombre film de Bennett Miller, Truman Capote, manifeste bien ce rapport mêlé de sympathie et de vampirisme, de coïncidence et d’instrumentalisation, de l’écrivain à ses « sujets » dont il fait en vérité des moyens, des objets. Cette violence qui est sans doute une nécessité impose néanmoins des devoirs. Les sujets n’appartiennent à personne et on peut écrire sur tout, mais pas n’importe comment. Dire ceci n’est pas borner le champ de la littérature, c’est au contraire en mesurer les effets — je ne parle pas des artifices, des trucs et des techniques, mais des mouvements tectoniques, des séismes sourds qu’un livre digne de ce nom produit chez ses lecteurs. C’est bien plutôt tenter de maintenir la pureté de ce champ contre la confusion croissante entre littérature et document (témoignage, règlement de compte, scandale aménagé…) qui substitue au travail de la langue l’alibi du sujet.
Ecrire un livre « sur » ne suffit pas. L’argument du « ça s’est passé comme ça » ou l’appât de « cherchez qui est là derrière » (quelle vedette, quelle victime, quel assassin, quel proche ?) ne vaut pas littérature. Il réduit plutôt, d’un seul geste, et le livre et la vie dont il s’est nourri. Au risque de truismes : il peut y avoir une littérature du réel mais le réel ne suffit pas à faire littérature, pas plus que l’aveu une œuvre ou la sincérité un auteur.
Ce double écart, au réel et à soi, cet excès où disparaît le sujet (le thème comme le moi), ouvre seul l’espace où peut encore advenir la littérature.