Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Présentation

On a inventé mille théories pour prouver qu’il n’y a de vrai que la fertilité et ce qui coule de source, et deux mille autres qui, au contraire, plaident en faveur d’un effort de compression, de concision : travaille, travaille ! Dans la Grèce classique, l’inspiration était une impulsion esthétique mystérieuse par laquelle l’homme se voyait transporté hors de lui-même et mis en contact avec une puissance surnaturelle, pour n’être qu’une « bouche de Dieu ». A la Renaissance, cette conviction que l’artiste se nourrit d’une source divine s’affirme mais elle coexiste avec cette autre, plus profondément enracinée dans la tradition occidentale, selon laquelle le poète n’excelle que par son talent de versificateur, par son érudition et par l’habileté dans l’imitation des Anciens, capacités professionnelles entées sur un long et perpétuel travail assidu. Pour prévenir les excès du romantisme et de sa subjectivité débridée, Hegel, qui est pourtant loin d’ignorer le pouvoir et la nécessité de l’inspiration, trouve un compromis en incitant l’artiste à s’engager dans la voie du travail et de la réflexion qui se conjugueraient pour modérer les effets néfastes de l’enthousiasme… C’est aussi cette notion de travail que défend Nietzsche : l’inspiration n’est qu’un mythe destiné à faire oublier que tout grand artiste est d’abord et essentiellement un travailleur infatigable sans cesse rajustant, remaniant et transformant son matériel. Chassant de la création artistique le jeu du hasard et avec lui l’impondérable de l’inspiration, Baudelaire et, après lui, Flaubert, Mallarmé, Valéry considèrent l’œuvre d’art comme le résultat d’un calcul rigoureux qui se compose d’opérations quasiment mathématiques. Le génie est fait de un pour cent d'inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration !
Donc les écrivains travaillent. Ils ouvrent les volets chaque matin sur leur établi. Ils se jettent sur leur casse-tête. En folle bûcheuse, Virginia Woolf inventa la méthode des deux fers au feu : entamer plusieurs ouvrages à la fois occupe toutes les parties de son cerveau, pour son plus grand renouvellement et son perfectionnement. « Ainsi vaincrai-je le rétrécissement de l’âge. Toujours s’attaquer à de nouveaux problèmes. Briser le rythme, etc. » Le besoin d’écrire est la curiosité de savoir si l’on trouvera. Pratique évidemment incessante car l’écriture est une énigme qui retourne à l’état sauvage, si l’on est oublieux et sans-soin. Un travail en cours devient vite féroce, écrit la romancière américaine Annie Dillard. À mesure que le travail avance, il devient plus difficile à contrôler. « Tu dois lui rendre visite tous les jours pour réaffirmer ta maîtrise sur lui. Si tu sautes une journée, tu redoutes, à juste titre, d’ouvrir la porte de sa chambre… »

Fraternité des grands ouvrages de tous les temps, à fleur de peau, prouvant que l’œuvre ne se transmet ni ne s’hérite, mais qu’elle est le fruit d’une inspiration persévérante, elle-même suite de labeurs opiniâtres. Cela sort des entrailles avec des douleurs et des déchirements, comme tout ce qui est destiné à vivre et il y faut une lutte obstinée, la réunion de mille dons et la faveur du destin. Les artisans ont décrété que l’inspiration est un choc, et non un heureux hasard. Cette trouvaille est préparée par cette longue période de tension pendant laquelle le poète tâtonne, travaille par touches et approches successives, comme le peintre qui confronte ses couleurs, comme le mécanicien qui ajuste une pièce. Mais si l’exécution ne dépassait pas l’idée, il n’y aurait pas d’artistes, il n’y aurait que des ingénieurs, remarque Alain. La Pythie n’était qu’un corps oisif, admirable résonateur, enregistreur de l’univers, battu par l’existence mais tendu par les seuls dieux. Alain pense, lui, que l’artiste a « sauvé les oracles, par une méthode plus ou moins patiente, appuyée sur un métier, sur des travaux suivis, sur des recherches d’expression. » Ecrivain : mi-ébéniste mi-Pythie. Et ça n’est pas faux. Un écrivain travaille avec la main, s’obstine et s’arc-boute pour que l’œuvre se réalise. Ensuite, les instruments et outils de l’art ont une vraie incidence sur les formes de l’inspiration. Joan Miro avait écrit : « Si j’attaque un bois avec une gouge, cela me met dans un certain état d’esprit. Si j’attaque une pierre lithographique avec une brosse, ou un cuivre avec une pointe, cela me met dans d’autres états d’esprit. La rencontre de l’instrument et de la matière produit un choc qui est quelque chose de vivant et dont je pense qu’il aura une répercussion sur le spectateur. »
Pour cela et pour d’autres raisons encore, les auteurs aiment les commandes. Elles leur donnent la certitude d’être demandés et attendus. De plus, en lui proposant du même coup le sujet du défi et l’espace du laboratoire où le relever, l’éditeur permet ainsi à l’auteur d’engager une exploration expérimentale qui sera comptée et respectée comme telle. Enfin, l’avantage principal de la commande éditoriale réside dans le fait qu’elle suspend, en principe, toute crainte de décision puisque l’éditeur assortit généralement sa commande d’une date de remise du manuscrit. Or on sait que nombre d’auteurs font de l’achèvement d’une oeuvre « une décision qu’on doit prendre ». Il est parfois rassurant d’en laisser la responsabilité à l’éditeur, qui disposera ainsi de la date à partir de laquelle ni repentirs ni ajouts ne pourront plus être tolérés… Une commande déchaîne toujours l’inspiration. Une commande ne met pas une petite ligne d’ordre dans le chaos d’un cerveau oisif. Elle est un coup de bêche. La rêverie qu’elle lance ou qu’elle déchaîne est une révolution comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies.