Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Vocations

Présentation

Don et vocation, ça fait deux. Ils peuvent très bien s’opposer dans le même être. Céline a horreur d’écrire, comme les médiums ont presque toujours horreur de faire tourner les tables. « Cela m’éreinte de même, dit-il, et m’écoeure, mais je sais les faire tourner. Les autres trichent et combien pensez-vous qu’un écrivain même authentique puisse faire tourner de tables dans sa vie ? allons donc ! une deux fois au plus ! Et vivre et la marmite ? »
Je me souviens des cours de couture au collège. Une nonne nous enseignait les fronces et les smocks en nous parlant de l’éveil de sa vocation. Elle disait : « Je n’ai pas choisi. Il a choisi pour moi. Dieu vous appellera, s’Il le veut et quand Il le voudra. Il fera de vous des religieuses et vous n’y pourrez rien. Du reste, Sa lumière est déjà en vous. » J’écoutais à peine, tandis que ma voisine de pupitre chialait : elle voulait fonder une famille, elle voulait être médecin. Alors elle n’osait plus fermer les yeux, de peur que Dieu l’appelle contre son gré, pendant son sommeil. On a dû lui prescrire du Valium pendant tout un trimestre.
C’est à peu près vers cette époque que j’ai rencontré, pour la première fois, un poète vivant, en arrêt devant ses lecteurs, les yeux clignés et le crayon prêt. Cela se passait dans une librairie de Montpellier, au cours d’une lecture. Toutefois, il n’y eut guère de conversation entre nous. Le poète était pressé. Le poète était sans convoitise. Le poète signait. Il se conduisit donc en mage et se contenta, en guise de conseil, de me servir une phrase qui sonnait à la fois comme une mise en garde et la promesse d’un péril inéluctable. Quand je quittai la librairie, c’était pour fuir la phrase dont il m’avait fait cadeau. Le poète s’était tout bonnement acharné à me répéter : « Tu vas en crever ! De la poésie, tu en crèveras, de la poésie on en crève ! »
Et cette fois j’ai pleuré. Je n’avais pas choisi.
J’aurais aimé rencontrer Pierre Guyotat, ce soir-là, à la librairie. Car alors j’aurais compris que « crever » est un noble verbe de parturition, de mort en couches. En effet, on crève avec la forme qu’on a tirée de soi. Toute œuvre d’ampleur produit sa naissance, sa vie et sa mort. Guyotat m’aurait tout enseigné du drame de mon âge, de la dureté de cette vie qui se lève si tôt dans l’artiste-enfant, quand je tirais tout ça de moi — et dans un état de tension extrême, de refus de soi aussi —, du peu que j’étais, du peu qu’on est toujours. Il m’aurait prévenue, Guyotat, que l’écriture allait devenir une sorte de « marâtre permanente » qui exigera que le monde entier plie devant elle. Ensuite, on ne peut plus jamais vivre simplement, comme beaucoup de gens, c'est-à-dire dans le présent, mais seulement dans le prolongement continuel de ce qu’on voit, entend ou sent. La jouissance du monde tel qu’il est devient une chose presque impossible, puisque on n’est jamais dans le présent.
L’élu, on le reconnaît, déjà tout enfant. Il se nomme Poe, Nerval, Baudelaire. Il n’écoute rien. Il observe avec fixité on ne sait quel point du ciel, avec une expression d'extase et de regret. Il travaille à sa guise, selon une méthode plus ou moins mystérieuse, mais actif, industrieux, utilisant ses rêveries ou ses méditations ; bref, exerçant allègrement sa profession d’artiste-enfant. Il se demande déjà ce que font les gens quand ils n’écrivent pas puisque la fonction écrivante lui est une donnée naturelle. Sa vocation, qui n’est peut-être encore qu’invention, parle d’elle-même comme désir, comme appel, comme à-venir, comme doigt fixé vers l’inconnu. Lieu d’illusion, de vide, de peur, de folie, d’épreuve, que ce lieu d’une double confrontation entre la langue qu’il parle et l’autre, silencieuse. Hors la rêverie, il n’est ni vivace ni vivant. Il n’intéresse personne. Ce petit est déjà un incompris. C’est Charles Baudelaire vu par Michel Butor. Baudelaire et sa façon de concevoir sa fonction primordiale de poète. Qu’il a acceptée, qu’il a revêtue, à laquelle il s’est consacrée, qu’il n’a pas choisie. Malédiction. Car le véritable poète, selon lui, ne peut pas avoir décidé librement de sa condition : c’est une Providence diabolique qui l’y a préparé, dès le berceau, l’a voué à l’autel, l’a sacré, pour ainsi dire. Il n’accorde même pas à ce prédestiné la possibilité de se dérober à ce sort. Les âmes d’élite en vain se défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour, calfeutrons les fenêtres. Nous avons oublié le trou de la serrure et le Diable est déjà entré. Vainement elles se débattent. « Une perfection sera le défaut de leur cuirasse, écrit Butor, et une qualité superlative le germe de leur damnation. »
La seule liberté, c’est celle de transformer cette malédiction en bénédiction, et c’est pourquoi il est si important pour Baudelaire, insiste Butor, que « l’acte de la poésie puisse être volontaire, que l’exercice d’une prosodie puisse provoquer l’inspiration », car la poésie est libération à l’intérieur de ce destin, celui qui se dérobe à cette unique issue est tout simplement écrasé : il n’y aura pas pour lui d’autre voie.

Le mysticisme, pour Baudelaire, pour Poe, pour Nerval, est très tôt un métier. Leurs rapports avec le langage sont fanatiques. L’art pour l’art. Celui qui consacre toute sa force à la vérité artistique, à la solution exacte de ses problèmes de lumière et de langage peut sans doute être appelé également mystique, « mystique de sa technique artistique » comme dit Hermann Broch.
Des poètes et des philosophes du Proche Orient — Aboulafia et Sohrawardî — ont décrit l’expérience de l’inspiration, non comme une force qui vient de l’extérieur s’emparer du sujet, mais comme une jonction ou plutôt une fusion du sujet avec son double spirituel, avec l’être de lumière qu’il est, de toute éternité, en tant qu’émanation de l’absolue et pure Source de toutes les Lumières. Le mystique se voit debout devant lui-même. Il est heureux de cette autoscopie. Puis il oublie son être propre et s’absente.
Pour les soufis, l’inspiration est une fonction naturelle en l’homme. C’est parce que nous avons bouché le passage en nous-mêmes que nous n’y accédons plus aussi aisément. L’inspiration est en quelque sorte le paradis perdu. Pour la recouvrer, la méthode d’Aboulafia consiste à s’enfermer dans une cellule tranquille et obscure. Puis, appuyant sa barbe contre sa poitrine, il convient de retenir son souffle le plus longtemps possible en prononçant les mots de la prière. Puis d’expulser l’air, lèvres fermées. Ensuite le va-et-vient du souffle se fait plus lent.
Vide de l’être, un vide intérieur qui creuse en même temps une plénitude : la kénôse est l’action de repliement, d’affaissement de l’égo sur lui-même, d’évidemment de la personne qui laisse la place libre au souffle créateur, à l’inspiration. Identification à l’Autre, source même de l’inspiration. Poètes dépossédés de leur être au moment où l’inspiration les visite. Bouche d’ombre de Victor Hugo. Rimbaud : « Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. »
Coïncidence paradoxale avec soi-même, tellement autre et si proche, infiniment séparé mais réunis par un souffle : à vivre comme un moment d’illumination et d’exaucement. Tous les mystiques se déclarent frustrés par les limites du langage humain, impuissants qu’ils sont à décrire et à expliquer cette rencontre avec le divin : tout ce qui peut être dit de Dieu n’est pas Dieu… Les mystiques et leur illogisme brûlant, cette flamme qui consume cette saloperie de logique, disait Beckett, rappellent combien il y a de privations aussi dans une œuvre littéraire : privation d’une grande partie des mots de la langue humaine, interdiction de sortir des limites de l’enclos ! Toute œuvre vient après Babel. Heureusement qu’à cette écriture amputée de milliers de langues, le corps ne manque pas de participer. L’enthousiasme de l’écrivain, ravi à lui-même, relève bien souvent d’une exaltation et d’un transport quasi religieux. Le bonheur de la passion, le recueillement, l’abandon de soi, les larmes et la jouissance de la douleur sont autant de mimes de l’extase mystique. On ne sait s’il se meurt ou languit d’amour dans un plaisir à la fois crucifiant et jubilatoire. Certains ne voient jamais, ne se méfient pas, n’ont pas compris qu’écrire — même seulement un roman — c’est passer un an debout sur les deux gros orteils, avec une feuille morte pour tout repas. Qu’en fin de compte, on est stylite, pas styliste.
Thérèse d’Avila : « La douleur était si vive que j’exhalais ces gémissements dont j’ai parlé, et la suavité de cette immense douleur est si excessive qu’on ne peut désirer qu’elle s’apaise, et que l’âme ne peut se contenter de rien de moins que de Dieu. Ce n’était pas une douleur corporelle mais spirituelle, pourtant le corps ne manque pas d’y participer, et même beaucoup. » Thérèse sait aussi qu’il ne faut pas demander au Seigneur de lui révéler quelque chose ; elle ne se l’est jamais permis. « Ce que le Seigneur me découvre, malgré moi, dit-elle, je le connais parce que je ne puis faire autrement. Jamais, grâce à Dieu, je n’ai été curieuse ; je ne me soucie nullement d’apprendre ce que j’ignore. Ce que j’ai appris sans le vouloir m’a coûté assez de peines. » On devrait tous écrire ainsi, en se livrant peu à peu à ce qui vient, en sachant reconnaître la caresse — le souffle — de l’inspiration nourricière. Ou bien nous la laissons passer, sans nous accorder la moindre chance, ou bien nous voulons la retenir et l’exploiter encore jusqu'à la corde, après qu’elle a fui…
Sainte Véronique Giuliani, la « capucine de feu », mourut en 1727. Elle raconta, dans ses cahiers, les grâces d’union les plus sublimes et les phénomènes mystiques les plus remarquables de sa vie d’abbesse. « Tous m’appelaient feu » dit-elle. Et aussi : « Je dis et je redis, et ne dis rien. » Comment relater l’inénarrable, quand l’Autre se substitue à soi, quand, dans le vide de la personne, se projette l’unique lumière ? Folle d’amour, Véronique se répète, elle gonfle ses phrases, elle forge des mots pour tenter de traduire la diversité et la profusion des opérations divines dans son âme, les alternances de jubilation et de déréliction, la joie de la Présence et les affres de l’Absence. Anacoluthes, digressions, répétitions, puis, soudain, un jet d’une vivacité et d’une intensité confondantes, mais qui s’arrête tout net, parce que l’obscurité est revenue. Elle a essayé d’élever une page à la puissance du ciel étoilé. Des écrits pleins de fougueux éclats, d’éclairs éclatants qui les traversent et les laissent comme brûlés par endroits et imparfaits, mais étoilés de poésie et, par conséquent, supérieurs à toutes les perfections rationnelles. Sainte Véronique Giuliani, ivre de Dieu, a écrit si fort sous Sa dictée qu’elle a manqué dépasser, en nombre de feuillets, le corpus physique des Cahiers de Paul Valéry, pourtant un monstre d’environ 30 700 pages dactylographiées, complétées par plusieurs milliers de feuilles volantes ramassées en liasses, et 2 000 manuscrites. Un monstre est un être matériel que son créateur n’a pu rencontrer.
On croira unanimement à la folie et, faute de précision et de logique langagières, le témoignage des saints et des poètes sera tenu pour peu ou pour rien. Ils auront beau soutenir que cette sorte d’approfondissement intérieur ne ressemble à aucun autre, qu’au lieu de nous découvrir à mesure notre propre complexité, il aboutit à une soudaine et totale illumination, qu’il débouche dans l’azur, on se contentera de hausser les épaules. Patience dans l’azur !
« Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts »