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Voici le portrait époustouflant qu'on peut tracer d'un être quand on est animé, vivifié, grandi par la haine.
Une vraie écorcherie !
> Prudence Hautechaume
Le magasin de « Confection » de Prudence Hautechaume, veuve Chauderon, se faisait jour parmi les plus beaux immeubles de la grande Place à devantures vernies, comme un jeu de massacre de foire, étroit et miteux ; Prudence le nettoyait la semaine de Pâques et tout le reste de l’année elle disparaissait peu à peu avec les menus objets et les meubles sous la même poussière que ses mannequins ; à la fin le son de sa voix révélait seul qu’elle fût présente.
Prudence était grande et maigre, toute en os, en os énormes. Son buste, aussi long que le Vendredi-Saint, se réduisait, comme à son propre schème, à un triangle mystique large aux épaules et dont la pointe s’en allait reposer très loin entre deux jambes courtes. On eût dit qu’elle avait été sculptée à la serpe dans du bois blanc et peinte. Sans négligence affectée, par un amour immodéré de la simplification, elle se lavait la face et les mains le dimanche dans la même écuelle où elle mangeait chaque jour et pissait ; la crasse des paupières et des cils, quand elle pleurait, colorait de noir ses larmes qu’on eût pu suivre à la trace tout le long de son visage et de son corps. Ses membres rigides, lourds, d’une seule pièce, autour d’elle dispersaient des gestes saccadés, impatients, presque brutaux. Cependant, pour ne pas être elle-même une enseigne par trop indigne d’une maison où avait affaire l’élégance, Prudence s’habillait avec recherche dans les modèles les plus excentriques, laissés pour compte les années dernières, ce qui lui donnait au milieu de son exposition de chienlits le genre d’une Cendrillon de Mode illustrée et au mot qui était écrit en lettres d’or sur la corniche de sa porte « Nouveautés », l’air d’une cruelle plaisanterie. Tous les Hautechaume bégayèrent devant le Seigneur ; Prudence bégayait : sauf les interminables pauses que son infirmité après la cinquième syllabe lui imposait régulièrement, elle eût parlé avec plus de volubilité qu’aucune femme de Chaminadour, avec la vitesse mathématique d’une fatale machine ; primesautiers, d’une nervosité contenue, ses monologues s’animaient, parsemés de flammes, qui s’éteignaient sur de longs silences d’âme en prison. La province, qui la regardait depuis cinquante ans se contrefaire, ne voyait plus les tics de sa bouche, la mobilité de ses dents de buis, tout ce qu’il y avait de comique à la fois et de tragique dans sa silhouette, mais ceux qui la rencontraient pour la première fois étaient frappés de stupeur à en crier.
Prudence Hautechaume, par Marcel Jouhandeau (Gallimard, 1927)
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www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel