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L'EXIL DANS LA LANGUE
La langue française est-elle un pays, un territoire ? Les écrivains d’outre-Méditerranée semblent entretenir avec elle des rapports de fascination-répulsion. Au célèbre « la langue française est ma patrie » d'un Gabriel Audisio, entraînant avec lui la totalité des écrivains pieds-noirs – d'Elissa Rhaïs à Albert Memmi – farouchement identifiés à la France par la langue, répond le non moins fameux « la langue française est mon exil » de Malek Haddad et avec lui de bon nombre de francophones des ex-colonies. Mieux qu'aucun autre, sans doute, l'écrivain turc Nedim Gürsel saura le dire avec « les mots de l'exil » : « Je suis traversé dans ma vie quotidienne par la langue française qui me hante ; [...] ce lieu d'exil par excellence commence à structurer mes phrases [...] alors que je continue d'écrire en turc. » Nedim Gürsel a pris pour thème la nostalgie et l'écriture pour refuge. Il est vrai qu'en arabe Occident se dit Maghreb ou « territoire de l'exil », celui-là même où l'Islam s'éloigna du lieu de sa naissance.
De l’écriture comme un asile
Martin Winckler, romancier-médecin aujourd’hui exilé au Québec par le mandarinat parisien, est né en 1955 à Alger et à partir de 1961, l’âge de la lecture, il a suivi ses parents dans leur exode en Israël, puis en France où ils s’ancrèrent à Pithiviers, ancien lieu de transit vers les camps de la mort. Enfant puis adolescent solitaire, Martin lisait immobile pendant des journées entières et découvrait les immenses réserves amazoniennes de l’intériorité. Nous sommes nombreux à avoir usé et abusé de l’hospitalité de la lecture, de son caractère englobant, maternant. La peau des livres a toujours été accueillante aux exilés.
La Canadienne Nancy Huston, née à Calgary en 1953, a gagné Paris à vingt ans. Mais cet exil qui aurait dû être provisoire, « un exil joyeusement choisi, sortes de vacances studieuses, a gonflé et s'est emparé de toute ma vie, de tout mon être. (…) ‘Quand est-ce que vous rentrerez chez vous ? — Mais, jamais.' Quel chez-moi ? Pourquoi l'arbitraire lieu de ma naissance aurait-il des droits sur mes désirs actuels ? Pourquoi n'inventerais-je pas mes propres racines ? Je ne crois pas au déterminisme nationaliste. (…) En m'expatriant, j'ai peut-être eu l'impression de faire quelque chose d'original. Mais vingt ans plus tard, je m'aperçois que c'était là un geste éminemment canadien : traverser l'Atlantique, tout lâcher, tourner la page, apprendre une nouvelle langue, refaire sa vie, s'inventer une existence à partir de zéro — c'était exactement ce qu'avaient fait mes ancêtres. »
Georges Semprun, cet adolescent qui connut les camps d’internement nazi, débarque un beau jour, étudiant, au quartier latin. Mais son accent était tel que la boulangère du boulevard Saint-Michel, méfiante, le chassa de la communauté. Alors, pour réparer l’affront, Semprun lisait. Il dit qu’André Gide fut sa terre d’asile. Rien d’étonnant alors à ce que tous ces jeunes exilés, moqués, raillés, insultés, n’aient vu dans l’écriture ou la lecture la maison d’habitation, le substitut du corps maternel, cette toute première demeure dont la nostalgie persiste probablement toujours.
L’Argentine Silvia Baron Supervielle a décidé, à un moment, de tout risquer, en vouant son avenir d’écrivain à une langue qui n’était pas sa langue maternelle. L’influence de la patrie et de la langue maternelle, elle l’a soudain considérée comme une intimité dangereuse, contre laquelle il était nécessaire de réagir. Pour elle, il est souhaitable, voire nécessaire, qu’un écrivain connaisse de l’intérieur au moins deux langues différentes, puisqu’une vie de soleil, de pluie et amis, n’est pas exactement une vie de sun, de books et de friends, ou plutôt de sol, de libro, et d’amigo. Il faut qu’une autre langue illumine d’un lointain ailleurs ce qui constitue le moi et son univers. Une langue étrangère révèle aussi l’incapacité de notre propre langue à rendre compte du réel. Pour cette raison, Silvia Baron Supervielle s’est soumise à « l’épreuve de l’étranger ». Car deux choses (au moins) manquent à une langue qui n’est pas la nôtre : l’histoire et la mémoire. Alors pourquoi Silvia Baron Supervielle abandonne-t-elle cette richesse pour une langue pour elle apparemment sans racines. Tout simplement parce qu’en se défaisant de la mémoire de sa langue maternelle, elle signale le danger pour l’écrivain de la familiarité avec une langue. On peut se sentir tellement chez soi dans sa propre langue et dans le monde que cette langue pénètre, illumine, adoucit, qu’on oublie ce qu’est l’écriture en vérité. En prenant garde à la familiarité des mots, on peut enfin sentir l’étrangeté de la langue.
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www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel