Martine Boyer-Weinmann, Vieillir, dit-elle. Une anthropologie littéraire de l'âge, Champ Vallon, 2013.
Description de l'ouvrage
A quel âge est-on vieille aujourd'hui ? Comment les femmes perçoivent-elles l'effet de seuil du processus ? Si Balzac périmait nos aïeules à trente ans, la réalité perçue par les intéressées s'avère moins tranchée : George Sand septuagénaire encourage son "vieux troubadour" déprimé de Flaubert à patienter jusqu'à ce "plus bel âge de la vie" pour accéder au bonheur. Duras se dit vieille à dix-huit ans, Beauvoir s'étiole dans ses vingt, avant de vivre l'itinéraire à rebours. Leurs cadettes sénescentes confient désormais à leurs journaux intimes l'émoi de leurs reverdies successives et se sentent assez gaillardes pour renouveler leur jouvence jusqu'au marathon final.
Face à la parole des anthropologues, philosophes, gérontologues et autres psychologues, les Femmes écrivains (Beauvoir, Cannone, Cixous, Detambel, Duras, Ernaux, Huston, O'Faolain, Rolin...) libèrent au XXIe siècle une énergétique de crise aux antipodes des idées reçues. Vieillir est bien un art du temps, avec ses ruses, ses foucades et ses têtes à queue turbulents. C'est aussi une affaire de style existentiel et d'intelligence du rapport au monde, auquel l'écriture confère une griffe complice. Le lecteur est convié dans cet essai de gai savoir à une anthropologie littéraire de l'âge au féminin, depuis l'effroi de la première ride jusqu'aux surprises ultimes de la connaissance de soi.
Les pages 133 à 145 étudient Le gai savoir du vieillir dans l'oeuvre de Régine Detambel.
LE MAGAZINE LITTÉRAIRE (janvier 2013)
DAMES D'ÂGE EN ÂGE, par Camille Thomine
Par une spécialiste de la biographie, un bel essai étudie la manière dont la littérature peut dire l'expérience du vieillissement, vue du côté féminin.
Revues vouées au «bien vieillir», études scientifiques sur les splendeurs et misères de l'âge, vogue des grands-mères dynamiques dans les publicités, reverdies décomplexées sur grand écran (Les Petits Ruisseaux, Peindre ou faire l'amour…). À l'heure où tout discours métalittéraire s'engage dans une juteuse ruée vers le vermeil, l'essai joyeux de Martine Boyer-Weinmann vient à point nommé rappeler l'apport anthropologique que nombre de ces disciplines doivent au meilleur observatoire du vieillissement: la littérature. Dans le sillage d'un projet de recherches interdisciplinaires autour du «vieillir», mené à l'université de Clermont-Ferrand, cette spécialiste de la biographie choisit de se concentrer sur l'expérience féminine et contemporaine de ce jeu de ruptures, de transitions, avances-rapides et retours en arrière du processus de sénescence. Débobinant le tenace fil de Parques qui lie Sand et Colette à Doris Lessing ou Benoîte Groult, elle tisonne à loisir les éternelles questions: Quand commence la vieillesse? Hommes et femmes sont-ils égaux devant elle? Et qu'apprend-on à vieillir? On croise alors Marguerite Duras, victime d'une brutale «poussée du temps» à 18 ans, Dominique Rolin, occupée à stranguler «lady Mémoire», Nancy Huston, exprimant la délivrance paradoxale de n'être plus interpellée dans la rue, ou encore Nuala O'Faolain, dont les héroïnes prouvent combien le vieillir est aussi une épreuve du temps socialisée et culturalisée. Mais c'est surtout à Simone de Beauvoir, Annie Ernaux, Régine Detambel et Hélène Cixous que l'auteur consacre ses plus beaux chapitres. Au Castor, un itinéraire à la Benjamin Burton, ce jeune homme né vieux et rajeunissant au fil des ans; à Ernaux, l'expérience d'un vieillir discontinu, précipité ou suspendu au rythme des passions et déconvenues amoureuses; à la kinésithérapeute, le déchiffrage émerveillé des peaux tâchées ou striées; et, à la dramaturge, la dispute régulière avec sa mère quasi centenaire, dont les inventions linguistiques, destinées à colmater les brèches de sa mémoire, portent en elles-mêmes une «nouvelle intelligence du monde». Qu'on ne se figure pas cependant un simple répertoire de représentations du grand âge.
Dans un style comique et truffé de bon mots — où se lit l'influence de ce «gai-savoir du vieillir» reçu de Sand —, l'essayiste dégage un ensemble de récurrences communes aux expériences de la maturité: réduction des possibles, distorsion entre état civil et ressenti personnel de l'âge, angoisse de la perte du «dernier homme», ou encore inversion du rapport mère-fille. Surtout, l'étude ne se contente pas de montrer comment la littérature instruit le vieillir: elle interroge inversement la façon dont la vieillesse, tout en se nourrissant de l'écriture à des fins curatives, infléchit l'œuvre, le temps ayant cette vertu de«donner une épaisseur et une capacité autocritique réjouissante à l'entreprise littéraire». Et c'est assez réjouissant, en effet, que de lire la résolution de Régine Detambel à saisir les «éclats invaincus de bonheur» ou celle de Noëlle Châtelet à être jusqu'au bout «un corps-stylo fauteur de rythme».
LE MONDE (24 janvier 2013)
L'écriture des femmes semble plus tonique, par Julie Clarini
Pour «Vieillir, dit-elle», l’universitaire Martine Boyer-Weinmann a lu les écrivains mûrissant — les femmes surtout — pour entendre les peurs et les joies de l’âge
Vous montrez que, chez beaucoup des écrivains qui vous intéressent, la vieillesse est un moment «chrysalidaire» (l’expression est de Régine Detambel). Comment l’entendre?
Qui dit chrysalide, dit mue et processus de métamorphose. A la différence du coléoptère, chez l’humain — et cela me semble plus passionnant et complexe —, la vieillesse combine à la fois le caractère accompli du cycle et la fusion potentielle de tous les âges à la fois, de l’ «infans » au «senex». Ce privilège du «vieillissant» de jouer le tiercé de la vie dans le désordre ou à rebours, voire d’afficher tous les âges en simultané, c’est ce qu’a su incarner un Victor Hugo, dans sa propre biographie comme dans sa création tardive.
«La vieillesse appartient à cette catégorie que Sartre a appelée: les irréalisables», écrivait Simone de Beauvoir dans «La Vieillesse» (1970). L’écriture semble chez certains auteurs le lieu même du questionnement de cette impossibilité...
Pour la génération existentialiste affamée de liberté et de «projet» de vie, l’«irréalisable», c’est l’ennemi absolu. Il correspond à «ce que nous sommes pour autrui»: il limite l’horizon des possibles et des choix, dessine le spectre de notre finitude. La société, Autrui, nous assignent un âge de l’extérieur (celui de la mise à la retraite, du déclassement, de la filiation, de la désérotisation...) qui fait parfois perdre au sujet la maîtrise du sens de son devenir. L’écriture serait le moyen d’approcher du noyau de cette finitude incontestable, d’en offrir une forme de réalisation dans des œuvres singulières.
Quelle différence entre le vieillir-homme et le vieillir-femme? La littérature écrite par des hommes ou des femmes prend-elle en charge différemment la question du vieillissement?
Grande question! Dont Diderot débattait déjà dans ses lettres à Sophie Volland... pour conclure à de nettes différences, fâcheuses pour d’improbables «belles vieillardes»... L’époque contemporaine, en bouleversant, relativisant et culturalisant la part de déterminismes sexuels dans le processus du vieillir, met d’une certaine façon hommes et femmes à égalité sur le plan de la prise de conscience de ses enjeux transpersonnels, relationnels, affectifs. Toutefois, l’expérience du vieillir n’a pas le même tempo chez les unes et les autres, ce que justement la littérature illustre très bien, de Proust jusqu’à Annie Ernaux. Ce que montrent les œuvres, c’est la précocité des femmes écrivains et leur pouvoir d’anticipation de ces «coups de vieux» et de ce que j’appelle les «reverdies» liés à l’âge (Duras et Beauvoir en sont les meilleurs exemples, qui écrivent avant même de les vivre les crises de la féminité). Chez un Gary, un Coetzee, un Roth, un Doubrovsky, c’est l’angoisse de la sénescence et de l’impuissance symbolique et sexuelle qui fait écrire de grands livres sur la finitude, et parfois changer de nom (Ajar), de genre littéraire, de pays ou de langue... D’où le fait que l’écriture du vieillir féminin me semble en fin de compte moins gémissante, plus tonique, moins chevillée à l’angoisse.
Il y a une intelligence du vieillir, qui va de pair avec l’humour, dites-vous. La belle vieillesse présuppose-t-elle un certain degré d’ironie sur soi?
Si intelligence veut dire compréhension, au fil du temps, des phénomènes émotionnels qui définissent notre rapport au monde, oui, il est incontestable que l’humour rend à la fois possible et vivable la gravité qui l’accompagne. Mais cette intelligence des choses peut être aussi douloureuse. Colette en faisait sa devise, jusque dans la souffrance qui la retenait du côté des grands vivants: «Surtout j’ai la douleur, cette douleur toujours jeune, active, inspiratrice d’étonnement, de colère, de rythme, de défi, la douleur qui espère la trêve mais ne prévoit pas la fin de la vie, heureusement j’ai la douleur.»
EXTRAIT
«Une première définition minimale de ce premier cap du vieillissement, cette perception intime et taraudante, m’est soufflée par une réflexion de Benoîte Groult. S’il vient un jour (lointain encore) où “vieillir est un boulot à plein-temps”, où l’on est “vieux tout le temps”, la maturité pourrait être cet état métabolique contradictoire, troué de crises de rajeunissements, où le sentiment de vieillir l’emporte sur la réalité observable, ou au contraire n’est perceptible, à temps partiel, que lorsque la rumeur du monde s’en fait l’écho. De cette confusion des âges installée à partir de la quarantaine dans l’inconscient collectif des femmes de la fin du XXe siècle, l’entreprise littéraire d’Annie Ernaux dessine lucidement la cartographie accidentée.»
Ce qu'elles écrivent de la «poussée du temps»
DIDEROT lui a définitivement réglé son compte. La «belle vieillarde» n’existe pas. Par définition: «La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu’elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s’affaisse, tout s’aplatit, tout pend dans l’âge avancé.» Les canons de la beauté ont beau avoir changé, les féministes ont beau avoir revendiqué l’égalité devant le corps et le désir, trois siècles plus tard, le vieillissement est toujours présenté comme une calamité ; l’industrie de la beauté fait d’ailleurs preuve d’une inventivité sans égale pour prouver aux femmes qu’elles ne doivent en aucun cas y consentir. Les premières rides arrivent pourtant. Beauvoir appelle cela «avoir un âge», une formule qui dit tout et ne révèle rien de cette ligne d’ombre avec laquelle il faut vivre après 40 ans. Quelque chose se dessine pourtant sous l’œil de Martine Boyer-Weinmann, lectrice précise et subtile, en quête de cette énigme, le vieillir féminin, chez des écrivaines contemporaines. Que se passe-t-il quand, comme le dit Régine Detambel, peu à peu, «les gradins se vident»? Accablement, révolte, acquiescement, et la contradiction dynamique de ces sentiments mêlés emporte la plume de Beauvoir, Ernaux, Cixous, Rolin... Mieux que les traités de psychologie ou d’anthropologie, la littérature nous révèle comment les femmes s’accommodent, s’interrogent, et finalement font face à cette «poussée du temps». Pas de lamentations vindicatives, plutôt les aveux d’une euphorie qui le dispute au désespoir, des confessions sur la cruauté de l’invisibilité et sur la joie d’une possible reprogrammation de soi. Une chose est sûre: la vieillesse n’est pas une ligne droite vers le déclin, mais une suite de discontinuités, avec des hivers, oui, mais suivis parfois de «reverdies», heureux néologisme de Martine Boyer Weinmann qui signe ici un bel essai littéraire.•
LIBÉRATION (23 janvier 2013)
Eclats de rides. L’écriture comme cure de jouvence, par Claire Devarrieux
Imaginer Simone de Beauvoir en Benjamin Button - «ce jeune homme né vieux et rajeunissant au fil des ans» -, comme le fait Martine Boyer-Weinmann dans son nouveau livre, est audacieux : pensons au dernier tome des mémoires, Tout compte fait (1972), où tant de lassitude enlise en filigrane l’enthousiasme et la vitalité. Mais peut-être faut-il relire l’auteur de la Vieillesse (1970) à l’aune de la reconnaissance manifestée dans Vieillir, dit-elle : «Une des premières après Colette, Beauvoir a porté un regard littéraire sur cette ligne d’ombre, ce vertige de la cinquantaine qui renvoie les femmes à leurgénéalogie et les confronte à la question de la perte de la capacité de séduction, sinon du désir d’être désirée.»
Cette «anthropologie littéraire de l’âge» montre comment l’écriture aide à vieillir, et, inversement, comment vieillir nourrit l’œuvre : «Il semble que la maturation et le travail du temps donnent une épaisseur et une capacité autocritique réjouissantes à l’entreprise littéraire.» Les écrivains étudiés sont féminins, car la société soumet différemment les hommes et les femmes à l’épreuve du temps : quand tant de «beaux vieillards» sont proposés à notre admiration, où sont les «belles vieillardes» ? Les exemples masculins ne sont pas absents. «Ni retraite ni retrait», clame Claude Lanzmann dans le Lièvre de Patagonie. A quoi fait écho la bravoure inentamée de la romancière Dominique Rolin. Claude Lévi-Strauss, s’exprimant au Collège de France lors de ses 90 ans, décrit un «dialogue très étrange» entre «le moi virtuel» qui va de l’avant et «le moi réel» qui freine. Martine Boyer-Weinmann l’enrôle au titre de «la plasticité existentielle maintenue dans la perspective des œuvres».
George Sand et Marguerite Duras ouvrent le ban des vieilles romancières. La première, toujours irrésistible, s’étonne elle-même : «Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse.» C’est ce que l’auteur de Vieillir, dit-elle nomme la «reverdie», crise de rajeunissement qui peut être à répétition. La seconde décrit son visage «dévasté» en ouverture de l’Amant. Martine Boyer-Weinmann l’analyse brillamment : «Ce que j’appelle un "irréalisable" réalisé en littérature.» Benoîte Groult et Jacqueline de Romilly font une apparition. L’Irlandaise Nuala O’Faolain est louée, qui «alterne pathos et humour», n’idéalise pas le vieillissement, mais au contraire le «fait saillir». Régine Detambel, dont les personnages sont souvent âgés, est convoquée également, par exemple pour l’attention qu’elle porte au «palimpseste d’une peau». Annie Ernaux, avec les livres qu’elle a consacrés à sa mère, et avec ceux où s’inscrit sa relation au temps, a une place de choix dans le panthéon contemporain.
Les pages les plus toniques de
Vieillir, dit-elle concernent cependant Hélène Cixous (lire page I) et «ce qu’on pourrait appeler, "le cycle d’Eve" ou le Livre de la Mère» . Mère et fille sont réunies par l’écriture pour une entreprise qui aide à «prendre du retard sur la mort». La mère centenaire d’Hélène Cixous est l’auteur involontaire d’une méthode qu’on recommandera à tous et à toutes : «une gymnastique assidue de la langue».