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L'avis de l'éditeur
Comme souvent dans l’œuvre de Régine Detambel, ce qui se joue dans les mots ramène à l’enfance comme à une représentation du monde. C’est la vie, sa violence même qui innervent une écriture rompue au langage du corps, mais touchée par la grâce de ses jeunes humains.
De toute l’institution "Notre-Dame des Sept Douleurs", Mère Dominica, qui la dirige et enseigne la chimie, est la moins humaine. Un bloc de silence et de certitude, que rien n’effraie, sinon la vie. Chaque jour, les pieds en équerre, les bras écartés comme un Christ, Paul jongle dans la cour du lycée. Cinq balles orange qui tournent sous le regard haineux des nonnes, monumentales et anachroniques dans leurs grandes robes noires. Jolie fille blême, sa flûte à la main, Sibylle n’est jamais bien loin. Une écorchée vive. Depuis leur jumelage sur le pupitre de la sixième, le jongleur et la flûtiste font alliance. Un accord parfait qu’ils forment avec sœur Jeanne, leur professeur de musique, divisée entre l’autorité de sa fonction et son amour pour Sibylle, sa meilleure élève. Paul pense qu’elle est un ange, mais Sibylle est le diable dans ce lycée de bonnes sœurs. Sa tabagie, ses emportements et ses poèmes scandaleux troublent la surfac e lisse de cette société religieuse. Comme s’ils creusaient un trou dans le réel de l’institution, l’étau se resserre sur le jeune couple maudit. Paul est exclu du lycée et sœur Jeanne doit partir en Afrique. Nul n’est prophète en son enfance, et pour Sibylle, privée de ces deux-là, le ciel reste désespérément vide…
Ce roman est une reprise et une réécriture de La Quatrième orange, paru en 1992 et épuisé.
Extrait
"Immobile, une balle en équilibre sur le front, une balle à la saignée de chaque coude, Paul se tient dans la cour, bras écartés comme un Christ jongleur.
Paul debout, les pieds en équerre : l’équilibre et le bon sens.
Puis lâcher de balles, un grand geste libératoire qui fait vaciller les murs du lycée. Et l’intarissable fontaine des balles orange de Paul autour de ses épaules, l’infatigable piston des sphères de cuir lancées bien droit au-dessus de sa tête.
Paul Chateaudouble dans la cour : une fontaine, une cascade de cinq balles orange dans le soleil.
Sur le seuil du couloir qui mène aux classes, les corps noirs des nonnes en pleine conversation. Monumentales et anachroniques, elles semblent vieillies prématurément, comme atteintes de progérie, courbées avant l’âge. Elles vont sauver l’humanité en calfatant leurs seins et leurs cheveux dans un uniforme.
Même s’il y a toujours l’infime bordure jaune de l’usure autour de la coiffe, le soleil du matin pousse à l’extrême cette bichromie en noir et blanc. Il brosse et racle et ravine et laboure leur voile noir d’une moire lumineuse. Dans cette pleine lumière, parfois, le noir est frappé d’impuretés, de quelques scarifications noires sur fond noir : le temps ou bien un clou, une écharde, un chat.
Des nonnes ont-elles le droit d’élever un chat ?
Le voile détoure le visage des béates et chaque mouvement de leur tête semble une tentative manquée pour en chasser les faux plis.
Le voile révèle la stricte majesté de leur figure blanche.
Les joues de Mère Dominica sont griffées et balayées par les emportements de l’âge. Mère Dominica est la directrice de l’école privée et sa professeur de chimie. Elle commande également au pensionnat. Chaussée, hiver comme été, de lourdes sandales qui rendent difficile sa marche dans le gravier de la cour, elle balance les bras en arpentant les couloirs et glisse, de classe en classe, sur ses semelles raides. Yeux de renard. Profonds, bruns, presque noirs, ils peuvent cligner de rage. Sa grande robe noire est sans parfum.
Mère Dominica ne sourit pas. Ses colères illuminaient la cage d’escaliers et le mur chante quand elle claque une porte. Mère Dominica est une falaise et une invitation au silence. Nul ne l’a vue tendre la main. Même à un élève tombé et blessé, même à un professeur en deuil. Nul ne l’a entendue consoler ou prononcer des paroles aimables. Seul le regard furtif d’un audacieux parfois croise le sien. Et encore, l’audacieux en demeure effaré.
Il semble que Dieu seul puisse adoucir ce rocher. L’amollir, le dérider et le faire parler, en déchiffrer les hiéroglyphes.
Les nonnes sont toujours chargées de clés tintinnabulantes. Au cou, croix et clés. Au cou, un véritable trousseau.
Soudain, un tourbillon de vent dans la cour, les bonnes sœurs s’agrippent à leur noir cerf-volant, pourtant retenu par des épingles de tous côtés.
Les clés jouent du xylophone.
On ne jongle pas avec les mains.
On jongle avec les narines, avec la jambe droite, avec la gauche, avec la tête, le tronc, les bras, on jongle avec la peau, avec son foie et son cœur, et c’est pourquoi l’on anticipe. Paul avait senti le vent. Au-dessus de sa tête, la parabole imperturbable. Toujours la trajectoire de cinq balles orange qui tournent dans le soleil.
« Il n’en fait jamais tomber une seule » s’étonne Sœur Jeanne.
Soeur Jeanne est de stature moyenne et frêle. Elle a le visage pâle, les mains le plus souvent froides, les pieds trop longs et fins pour le reste de son corps. Elle n’a aucune propension à transpirer. Ses cheveux sous le voile sont très bruns, son corps n’est toutefois pas velu.
« Un beau jour, ce sont elles qui le lâcheront, dit Mère Dominica.
— Ça lui pend au nez » dit Sœur Renée-Loup en plissant les paupières.
Ses yeux ne voient pas très bien, depuis sa jeunesse déjà. Sa voix est fluette, plus haute et claire que forte, modulée, mais, pour de mauvaises dents, difficultés à prononcer les gutturales et la lettre K. Elle a les mains traversées par d’innombrables lignes.
« Si jamais ça tombait, quel gâchis ça ferait ! » dit encore Sœur Jeanne.
Ce ne sont pas des œufs ! fait Mère Dominica.
Elle aime les choses très sucrées et met par exemple de la saccharine dans son vin. Elle tire de sa poche une pâte de fruits d’un rouge outrancier, dure mais fraîche, et saupoudrée d’un sucre dont les cristaux se colle aussitôt autour de sa bouche.
Nouvelle bourrasque. La gouttière grince. Les sapins miment des scènes d’action.
Vous entendez ce vent ? dit Soeur Jeanne.
Sœur Jeanne est professeur de musique. Elle passe des heures à ces jeux où s’éternise l’enfance : la musique, la poésie.
C’est pourquoi elle a un sourire en regardant le garçon. La parabole de cinq balles orange au-dessus de la tête de Paul provoque en elle une culpabilité heureuse, qu’on lit sans peine sur ses lèvres. Elle lève les bras en même temps que Paul. Elle dit que les balles ont toutes un rythme, une période et une fréquence, et qu’elle se sentirait parfois en mesure de transposer sur une partition musicale les constructions immatérielles de Paul Chateaudouble.
« Ce Chateaudouble est un manipulateur ! coupe immédiatement Mère Dominica.
— Laissez-le faire ! supplie Soeur Jeanne. Il faut rendre leurs mains aux enfants. L’école n’a fait que les atrophier. »
Elle regarde le jongleur tendrement, compassionnellement, et ce simple geste vaut pour une onction.
Pour rejoindre Paul, Sibylle doit se frayer un passage parmi toutes ces toges antiques. Une jolie fille blême, au visage marqué de la cruauté active de l’angoisse. La gamine sent le tabac. Les nonnes aussitôt lui tournent le dos. Volte-face de celles qui ont fait un pacte avec le noir. Elles tournent vers Sibylle leur coiffe humorale et nocturne. Et Sibylle se demande soudain combien de temps il leur faut chaque matin pour dresser sur leur tête cette tenace tente de deuil.
Sibylle porte sur elle l’odeur d’une cigarette tout juste fumée dans les toilettes. Après la combustion, elle a pourtant pressé une orange. Ses mains nues ont opéré, sans machine, sans bruit. Ça sentait bien le zest, la pelure imprégnée d’huiles essentielles, et le savon de Marseille. Et pendant ce temps — précaution luxueuse — une bougie anti-tabac crépitait dans les chiottes. La lumière de dix heures, poudreuse, estomaquait. Angoissée, comme toujours, Sibylle avait pris son air frileux et sinistré. La gorge serrée, comme toujours, Sibylle fumait entre ses jambes. Les portes des toilettes étaient fermées, elle faisait des ronds d’une perfection merveilleuse. Mais quelqu’un entra, éternua et s’excusa bruyamment. Les tores et le mégot disparurent aussitôt dans la cuvette.
Sur l’appui de la fenêtre des toilettes, des pots de terre rouge. À droite, le mur du lycée qu’une glycine bien ouverte emmitoufle comme un mammouth. Au fond les fils à linge du pensionnat : des chaussettes et leur éternel problème de gémellité. Loin, un train râblé sur le viaduc.
Paul jongle dans la cour. Il s’étire. Il incline le tronc vers le sol. Il se redresse. Paul ne s’éveille vraiment à la journée qu’après avoir éprouvé l’intime sentiment de l’effort moteur volontaire et la nécessité de l’équilibre des choses. Sibylle ne le voit pas encore. Elle tient à la main une flûte à bec. La flûte est taillée dans un bois blanc veiné, qu’elle caresse. Sibylle entend alors les nonnes acides commenter la performance de Paul. Elle surprend Soeur Roch et Mère Dominica qui se demandent à voix haute si le bateleur aux gestes parfaits n’entache pas la réputation de l’institution Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Car ici, on ne plaisante pas avec la discipline. En seulement trois années de lycée, les faibles deviendront imperturbables, les boiteux se feront fermes, les turbulents seront posés, les simplets se découvriront circonspects, les imbéciles sortiront rusés. Il aura suffi de quelques couloirs encaustiqués et de vieux tableaux noirs pour que les négligents deviennent attentifs, les agités austères, les insouciants graves. De l’institution Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, les cervelles d’oiseau, légères comme des plumes, ressortent lestées de jambes de plomb, réservées, pondérées. Tandis que ce Paul Chateaudouble, lui, continuerait de jongler dans la cour, au mépris de tout, montrant quel exemple ?
Sœur Roch est petite, méchante et pieuse. Elle tousse mais n’émet que très rarement du mucus, même si souvent elle salive fortement, surtout après avoir bu du café et en proportion de ce qu’elle boit. Ses yeux nagent dans le liquide, ce qui lui rend difficile la vision des choses rapprochées, alors que sa vue est bien meilleure à l’infini. Soeur Roch est la pionne de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Elle porte des vêtements civils. Comme par hasard, un chemisier qu’on dirait d’abord à pois, mais qui est en fait tout farci de prunelles. Elle a des yeux dans le dos, elle a des yeux sur les épaules, des yeux aux coudes. Car la pionne est Argus, le géant aux cent globes vigilants et écarquillés de la mythologie, qui veille sur son troupeau. La pyramide des âges s’écrase, massive et limitée, entre les graduations indiquant quinze à dix-neuf ans.
Sœur Roch inspire bruyamment, ce qui lui fait prendre de la hauteur. Elle braque sur le jongleur ses yeux abdominaux. « Tout de même, dit-elle, tout de même, chaque jour, ce baladin dans son auréole de caoutchouc ! » Elle blâme Paul et son nimbe de petits sacs de cuir bourrés de sable, Paul et son orbe de massues, le visage de Paul dans sa mandorle faite de foulards.
Tout de même, chaque jour, sous les yeux des autres élèves, ce troubadour qui fait se rejoindre le ciel et la terre dans ses gestes lascifs de ramasseur ou de semeur.
Sœur Jeanne dit non, non. Il faut le laisser faire.
Malheureuse victime du Diable, formule Sœur Renée-Loup.
Oui, il faut ôter à l’adolescence sa pointe apocalyptique, son dard.
Au même moment, Sibylle, qui sent le tabac et la pelure d’orange, Sibylle, qui a absorbé trois goutte d’alcool de menthe et a la langue chargée de Zan, passe devant les corps noirs, qui interceptent sa lumière.
Et celle-là ! fait Mère Dominica en se pinçant les narines.
Une plaie ! dit Sœur Roch.
Sa tabagie, ses remarques, ses réflexions en plein cours, ses crises de panique, tombent dans la classe comme gouttes de sang dans le lait. Elles le colorent à peine, peut-être, mais il faudrait s’opposer à cette diffusion avant que Sibylle n’ait corrompu toute sa promotion, par le tabac, par l’angoisse et par sa poésie scandaleuse.
Sœur Jeanne dit non, non. Il faut la laisser faire.
Par malheur, les épaules étriquées de la jeune fille, ses jambes fauchées par une éternelle fatigue, sa petite taille, son air éveillé et tendu, bref cet aspect enfantin, mais ardent et grave, ont préparé Soeur Jeanne à l’aduler. Comment ne pas couver, comment ne pas se sentir infiniment responsable, et moralement et physiquement, de cette gosse sèche, tellement souffreteuse, mais reconnaissante et prometteuse ? Elle lui aurait donné sa ration et son manteau.
« La musique est sa meilleure matière, ajoute-t-elle étourdiment.
— Alors il faut l’en priver, dit Soeur Renée-Loup, afin qu’elle progresse en mathématiques. »
Chacun sait que les connaissances s’équilibrent comme des colonnes de mercure et que le cerveau humain fonctionne comme une théorie de vases communicants, de fioles harmonieusement remplies et vidées."
Amélie Dor, Lire, mars 2008
Notre-Dame de l'adolescence
Régine Detambel décrit avec acuité et poésie cet âge charnière.
Elle est un écrivain du corps et de l'enfance. De sa formation de masseur kinésithérapeute et de ses années de pratique, Régine Detambel a gardé un rapport physique à l'écriture. Elle écrit sur et avec son corps. Elle sculpte dans la chair même des mots pour former ses phrases. Et quand elle n'écrit pas pour la jeunesse (Des petits riens au goût de citron, Thierry Magnier, 2008), elle publie des romans sur l'adolescence, cette période charnière de troubles et de bouleversements.
Notre-Dame des Sept Douleurs est une institution religieuse dirigée d'une main de fer par mère Dominica, monstre d'autorité, corsetée dans ses valeurs et ses idées d'absolu. Sibylle y est une jeune et fragile pensionnaire, toute de doutes et d'angoisse, qui se consume dans les tourments de sa puberté - "être heureuse de vivre est un pli qu'elle désespère attraper". Ecorchée vive, "le monde extérieur lui est une frontière en dents-de-scie impossible à franchir sans se déchirer". Ce qu'elle voudrait, c'est voler, quitter ce monde où elle ne trouve pas sa place. S'échapper comme les balles avec lesquelles jongle Paul, son ami, son amoureux. Elle, c'est quand elle joue de la flûte qu'elle parvient à s'évader. Et aussi grâce à soeur Jeanne, la professeur de musique qui la rassure de sa bienveillante sollicitude - même si elle éprouve pour son élève d'ambigus sentiments.
Françoise Dolto comparait cette période de l'âge dit tendre à celle "d'un homard pendant la mue". Régine Detambel lui préfère "le cuir cramoisi du leurre"... L'image est la même : une histoire de peau, de passage entre deux âges, où l'adolescent vulnérable est confronté à tous les dangers, sans aucune arme pour les affronter. La cruauté qui sourd entre les lignes est singulièrement évocatrice. Avec son style d'une intense sensualité, à l'énergie charnelle, Régine Detambel restitue avec une troublante justesse ces émotions que l'on croyait enfouies. Dans l'insignifiant quotidien de l'école, la sourde violence, la solitude et le mal de vivre prennent sous sa plume des apparences de miniatures ouvragées. Il faut lire ses descriptions d'une salle de "classe de petits saints qui arborent des noms de martyrs" et qui tuent une à une chacune des minutes d'ennui qui s'égrènent comme un lent chapelet pendant le cours de français.
Avec sa petite musique reconnaissable entre toutes, elle saisit avec une rare acuité et infiniment de poésie cette métamorphose des écorchures de la peau tendre de l'enfance en cicatrices indélébiles.
Bernard Morlino, Le Figaro, 14 février 2008
Un beau roman sur l'adolescence
Deux jeunes indomptables s'opposent à la mère supérieure d'une institution privée. Un beau roman de Régine Detambel sur l'adolescence.
Le nouveau roman de Régine Detambel nous embarque au coeur d'une institution religieuse, dans une histoire qui n'accorde rien à l'air du temps. Les nonnes y sont toutes habillées en noir, comme en deuil de leur propre vie. À Notre-Dame des Sept Douleurs règne mère Dominica dont les cinq premières lettres du nom indiquent qu'elle domine l'établissement scolaire d'une main de fer... La petite musique intérieure de chacun fait si peur aux gens qu'ils ne veulent plus l'entendre. Personne n'a vu que les balles du jongleur faisaient rejoindre le ciel et la terre. Personne, sauf Régine Detambel.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel