À lisotter

À lisotter

Imprimer la fiche
Corps, comment traverses-tu cette vie ?
Régine Detambel
Corps, comment traverses-tu cette vie ?

Date : 2011
Présentation

Corps, comment traverses-tu cette vie ?

Haruki Murakami est un écrivain et un marathonien. Il pratique assidûment ces deux activités transformatrices que sont la course et l’écriture.
Haruki Murakami court dans la solitude, dans un vide bien à lui. Il court en méditant ou plutôt il médite puisqu’il court chaque jour : toute opération qui se répète quotidiennement est de la méditation. Il court le marathon, en se répétant des mantras pour tenir le coup : Pain si inevitable, suffering is optional. Il est heureux quand il court et il s’efforce de garder intacte pour demain la jubilation qu’éprouve son corps aujourd’hui. C’est que courir permet de se découvrir d’étonnantes propriétés : «Quand on a le courage de continuer à courir sous le soleil, on parvient à faire sortir de soi une sorte de fraîcheur désespérée…».
Murakami court chaque jour, sans une seule interruption, depuis plus de vingt ans. Il court pour ne pas sombrer dans l’alcool et l’obésité, il court pour surmonter les états de manque. Ce qui l’intéresse, c’est la lutte contre lui-même, c’est devenir plus fort physiquement et intellectuellement, c’est franchir les obstacles petit à petit, c’est se grandir soi-même, «du moins aspirer à se grandir». Et puis courir et écrire, c’est du pareil au même : «Dans la course comme dans l’écriture, la victoire ou la défaite n’ont aucun sens. Les prix et les critiques ne sont que des critères apparents. L’essentiel est de savoir si vos écrits ont atteint le niveau que vous vous êtes assigné».
Chez Murakami, courir n’est pas seulement un style de vie, mais courir prépare à écrire : «Je suis devenu très efficace, à la fois techniquement et physiquement, pour forer un rocher très dur et y découvrir une nouvelle source.» Les veines romanesques des jeunes auteurs sont en surface. Mais, avec le temps, et si l’on veut écrire toute sa vie, il faut savoir descendre profondément en soi-même pour dénuder d’autres filons, plus difficiles à rejoindre. Courir le prépare à cela, à (se) creuser de plus en plus loin. Du coureur de fond au mineur de fond, il n’y a pas loin.
J’ignore tout de la sagesse et de la philosophie japonaises mais je crois que l’expérience de Murakami s’ancre aussi dans ce qu’enseigne notre philosophie antique, la grecque, avec ses privations physiques et autres rituels de purification : que l’homme complet, le philosophe, le sage, doit prendre soin à la fois de son expérience imaginaire, par la méditation qui exerce sa pensée, et de son corps, par la gymnastique qui l’entraîne à faire face à une situation gestuelle.
Murakami me touche aussi parce qu’il pense le problème esprit-corps avec de nouveaux outils. J’approuve absolument son modèle de vie, et même si, dans mon cas, ce n’est pas pas la course mais la simple marche (environ 10 km par jour) qui prend soin du corps.

Tout nous touche au corps, les mots sont noués au corps, les mots nous touchent au corps. Comment pourrait-il en être autrement puisque le corps est l’oeil du cyclone, l’origine des coordonnées de notre expérience ? Que serait-ce donc qu’écrire le corps, qui serait quelque chose de plus qu’écrire depuis le corps ?
Si je me questionne sur le corps de l’auteur en général, il est évident que, dans mon cas, la question du féminin se posera aussi, dans les termes de Simone de Beauvoir : la société patriarcale m’avait d’abord appris à m’identifier à mon corps de femme, à le percevoir comme une « passivité charnelle », comme « simple objet charnel ». Cette même société m’a enseigné rien à propos de mon corps, m’en a procuré une connaissance obscure, entretenant une mystérieuse gêne, d’où cette « faiblesse cognitive » de la femme à l’égard de son corps, dit Beauvoir. Et je me souviens très bien, enfant, d’avoir pris conscience de l’écartèlement dans lequel je me trouvais face à l’obéissance au masculin, discipline, pli, que mon corps avait dû prendre et qui m’étonnait quand je me voyais réagir en épousant, après un petit temps de stupéfaction tout de même, ce langage corporel de la soumission au mâle. Je me souviens tout particulièrement d’un match de judo. J’avais neuf ou dix ans. J’étais aux prises avec un gros garçon. Je gagnais. Et quand j’ai senti/su de tout mon corps que je le battais, j’ai eu un moment de très grand désarroi, j’ai pensé en toutes lettres : il est impossible que je le batte puisque je suis une fille. Fouaillée par le doute, j’ai attendu passivement que le gros garçon se réveille, se relève, et me couche sur le tatami. J’ai d’ailleurs montré, à cette occasion, comme je savais bien tomber. C’était assez désagréable, mais comme c’était dans l’ordre des choses, ça n’était pas angoissant du tout. Je tremble aujourd’hui à l’idée que mon corps a pu prendre cette habitude tranquille de ne pas se battre contre la règle…
Mon écriture est-elle plus libre que mon corps ? La conscience de mon écriture est-elle plus libre que la conscience que j’ai de mon corps (de femme) ?

Ce que j’appelle, depuis quelques années maintenant, écriture du corps, est en fait mon désir d’auto-création (cf. l’esth/éthique de Paul Audi), motivé par le souhait de m’élargir, me dilater (comme dans la joie, on sent le moi dilaté de l’intérieur), d’embrasser de plus en plus en de possibilités, d’apprendre constamment, tentant d’échapper ainsi aux bornes prescrites par les « descriptions héritées » de soi. Ainsi écrire permet d’exister davantage parce que le désir, qui s’exprime par la recherche esthétique de nouvelles expériences et d’un nouveau langage, devient ainsi apte à trouver des formulations plus riches de ses perceptions et de ses sensations, en se redécrivant/redécouvrant, en redécrivant/redécouvrant son univers.
J’en ai rencontré la nécessité, le besoin, chez Virginia Woolf notamment, et chez Franz Kafka, chez qui le renouvellement de la narration et celui du vocabulaire allaient permettre une nouvelle façon de voir — donc de vivre — les choses, avec une nouvelle identité morale. Plus que d’autres écrivains, Woolf et Kafka ont été des « vocabulaires incarnés » (Shusterman). Chez eux, j’ai reconnu ma propre peur de rester prisonnière d’un lexique et de pronoms acquis dans mon milieu, mon sexe, mon monde anciens.
Pour ce qui est du mouvement perpétuel, seule protection contre les carcans, le Journal de Virginia Woolf : « Dorénavant je veux écrire des livres rapides, courts, intenses, et n’être plus jamais enchaînée. C’est le seul moyen d’éviter le côté sédentaire et le refroidissement de la vieillesse. » Et aussi : « J’ai commencé à lire Freud hier soir ; pour élargir le cercle ; pour donner à mon cerveau un champ plus vaste ; pour le rendre objectif, pour sortir de moi-même. Ainsi vaincrai-je le rétrécissement de l’âge. Toujours s’attaquer à de nouveaux problèmes. Briser le rythme, etc. ».
Ces ordres de coach, ces incitations à un éveil énergique traversent tout le Journal, le saturent.
Pour ce qui est de la soumission du corps, et du risque de voir passer cette soumission du social à l’artistique, Kafka à Oskar Pollak, le dimanche 24 août 1902 : « Je suis assis à ma petite table de travail. Tu ne la connais pas. Comment le pourrais-tu ? C’est… un beau bureau bourgeois…, fait pour enseigner. Il a, là où se trouvent en général les genoux de l’écrivain, deux effroyables pointes de bois. Et maintenant, attention. Quand on est assis calmement, prudemment, et qu’on écrit quelque chose de bien bourgeois, alors tout va bien. Mais hélas, si on s’excite, si on remue tant soit peu son corps, on heurte inévitablement ses genoux contre les pointes, et quelle douleur ! Je pourrais te montrer les bleus. Et qu’est-ce que cela signifie d’autre : ‘N’écris rien d’excitant et n’autorise pas ton corps à remuer’. »

Ce qui me touche particulièrement dans une certaine pensée américaine — avec laquelle la pensée «japonaise» de Murakami est tout à fait en accord — que j’ai rencontrée tard dans ma vie (après quarante ans), c’est qu’elle m’a permis de nommer et de continuer mieux armée la quête aveugle que j’avais commencée vers l’adolescence en écrivant passionnément, tout en souhaitant être médecin. La logique française des concours m’a permis de faire des études de kinésithérapie. Et sans doute est-ce mieux ainsi car j’ai rencontré, dans la philosophie américaine, des pratiques corporelles (méthode Alexander, par exemple), infiniment plus proches de la kinésithérapie que de la médecine, qui, elle, n’exige pas en général de ses patients une grande conscience somatique, même si elle semble enfin reconnaître la nécessité de donner du prix au récit du patient et à une certaine expérience « littéraire » de la médecine (chez Tchekhov, Boulgakov, Freud, Lobo-Antunes, etc.). Je n’ai pas encore rencontré de médecin français (sinon quelques gériatres hors-pair) cherchant à donner à ses patients une meilleure conscience somatique permettant d’enrichir sa vie en terme de qualité et de conscience accrue de l’expérience vécue. Le kinésithérapeute est sans doute plus proche de ces pratiques corporelles qui peuvent aider à transformer le moi d’un point de vue émotionnel, cognitif et esth/éthique. C’est-à-dire que je recherche dans l’exercice physique aussi bien une métamorphose de la forme extérieure du corps que de son expérience vécue, une amélioration de la conscience des sensations. J’en avais parlé, au chapitre de la caresse, dans le Petit éloge de la peau car nous partageons nos corps, tout comment nous partageons nos pensées.
J’ai découvert assez tardivement le nerveux ouvrage de Sillitoe, La solitude du coureur de fond. Avec cette phrase assassine, tout à la fin : « [les deux ou trois livres que j’ai lus] ne m’ont servi à rien parce qu’ils se terminaient tous sur la victoire au poteau d’arrivée et qu’ils m’ont rien appris… ». Qu’est-ce qui lui manque donc dans les livres ? Que leur reproche l’adolescent de Sillitoe ? Sans doute le fait qu’ils ne fassent que transmettre ce carcan que craint Woolf et contre lequel se rebiffent les genoux de Kafka.
Plus encore, j’ai une anecdote à rapporter à propos de ma lecture de Sillitoe. Il parle d’un geste exécuté par son personnage, et ce geste du bras est un «demi-nelson». Au cours de ma lecture, j’ai été gênée par ces mots. J’en avais oublié la véritable signification. Après vérification, le demi-nelson consiste à plier un bras dans le dos et à attraper tant bien que mal l’autre bras resté le long du corps. Je me suis exécutée. J’ai plié le bras droit dans mon dos puis attrapé mon coude gauche. Il y eut un craquement, et cette douleur d’épaule que je traînais en maugréant depuis quelques semaines a disparu. Il y a donc d’authentiques récits thérapeutiques et des écrivains thaumaturges !
Là j’ai compris que la littérature pouvait être un mode de vie et l’écriture un moyen de transformation de soi, au delà encore de ce que la philosophie antique avait préconisé, notamment chez Sénèque (apprendre à vivre tout au long de sa vie, transformer l’existence en une sorte d’exercice permanent), chez Marc-Aurèle, avec des privations physiques, des examens de conscience, l’adoption vis-à-vis de soi de la posture d’un veilleur de nuit. Certes la philosophie doit assumer une tâche existentielle cruciale, nous aider à mener une vie meilleure en nous améliorant par la connaissance de soi, l’auto-critique et la maîtrise de soi, c’est ce que dit aussi l’Américain Dewey. Mais au-delà de ces « techniques de soi », il y a une autre vision des choses. Beaucoup plus brouillonne, beaucoup moins méthodique. Emportée. Complètement thérapeutique, mais aussi affolante, déréglante, selon les cas, selon les jours. En tout cas aveuglante d’énergie.
À ce bouillonnement, l’Occident donne le nom de création.

Créer est au commencement d’une vie nouvelle, créer est ce commencement lui-même, événement générateur et généreux, vital et vivifiant, permettant de vivre plus intensément. Créer permet au créateur de vivre au-delà de ce que la vie a la possibilité de le faire vivre. Créer lui donne aussi d’éprouver plus de choses que ce que la vie a la possibilité de lui faire éprouver. Les créateurs réussissent momentanément à faire face à la douleur causée par le désespoir, la peur ou la perte, en décidant de donner vie à quelque chose qui n’existait pas auparavant — quelque chose qui sans eux n’aurait pu avoir lieu.
À l’origine de mon Petit éloge de la peau, il y a un entretien que Michel Butor, octogénaire, accorda au Monde des Livres. C’est Butor qui m’a fait comprendre que créer n’est pas produire. Créer est la création de possibles, la libération de possibilités de vie susceptibles d’accroître à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivre. Butor parlait ainsi de son écriture, de sa phrase qui avait fini par former un cocon autour de lui : « Je suis un écorché vif. Les attaques m’ont blessé. Mais la littérature vous fabrique une nouvelle peau. On peut comparer les phrases au fil de la chenille. (…) Chez moi, ce doit être aussi l’une des raisons des longues phrases de mes premiers livres. Elle sont un fil avec lequel je tisse cette membrane qui va recouvrir la peau qui saigne. Dans les Essais de Montaigne, on voit bien cette image du cocon protecteur et exploratoire. On se protège pour pouvoir explorer et on explore pour protéger au mieux celui que l’on devient. L’étonnant, c’est que cette enveloppe nouvelle multiplie la sensibilité. On entend de mieux en mieux, on perçoit de mieux en mieux. Et même si le corps devient sourd et que les yeux ont des problèmes, on peut s’arranger pour que le texte écoute et voie. »

Butor dit bien la nécessité d’un « travail sur soi » visant à faire au mieux pour se tirer d’affaire quand la souffrance de vivre s’empare de tout son être. L’activité créatrice en général est une façon de répondre à la question formulée par Wittgenstein : « Comment traverses-tu cette vie ? »
Septembre 1883, Vincent à Théo : « Il n’est pas question de lâcher, ou de perdre courage. C’est le moment, au contraire, de saisir au cœur la calamité, d’adopter énergiquement le même principe qui vise à vouloir planter en direction montante, dans un meilleur terrain. » Y voir le caractère résolument ascensionnel du sursaut. Toute oeuvre est ce sursaut. Chez Van Gogh, plus encore : « Pour faire quelque chose, pour écrire un livre, ou faire un tableau où il y ait de la vie, il faut être soi-même bien vivant (…)Veille donc à t’entretenir en santé, à développer tes forces, à améliorer ta vie. La meilleure étude, la voilà ! »
Ce travail sur soi doit être qualifié d’esthétique, dans la mesure où il vise à produire une forme. Murakami se transforme sur la sauvage injonction de Nietzsche : « Deviens, ne cesse de devenir qui tu es — le maître et le formateur [c'est-à-dire le sculpteur] de toi-même ! » La création d’un style est la seule manière dont l’homme dispose pour parvenir à s’ériger en lui-même. Redressement, érection de soi, qui exigent de faire preuve d’une certaine force de caractère. Courir, marcher, c’est aussi un style. Stylos, c’est la colonne en grec. Force, fermeté. Le style est seulement la force qui préside à la tenue de soi.

Le philosophe américain William James affirme que l’habitude est ce qui permet au pêcheur et à son équipage de continuer d’aller en mer pendant l’hiver, elle maintient le mineur dans son obscurité. De la même façon, il sera presque impossible à un corps habitué à s’exprimer de manière timide, soumise et inhibée, de s’affirmer soudain avec l’audace et la confiance nécessaire pour défier les structures sociales qui inculquent l’infériorité à travers la formation de l’habitude, qui façonnent les attitudes mentales et pas seulement les postures corporelles. Voilà pourquoi, ancienne judoka soumise, je marche et voilà pourquoi j’écris, aussi forte et décidée que possible, et en tâchant de maintenir la faculté d’effort bien vive. Pratique évidemment incessante car l’écriture est une énigme qui retourne à l’état sauvage, si l’on est oublieux et sans-soin. Un travail en cours devient vite féroce, écrit la romancière américaine Annie Dillard. À mesure que le travail avance, il devient plus difficile à contrôler : « Tu dois lui rendre visite tous les jours pour réaffirmer ta maîtrise sur lui. Si tu sautes une journée, tu redoutes, à juste titre, d’ouvrir la porte de sa chambre… ». Dont acte.

© Régine Detambel


Bibliographie
Paul Audi, Créer, Verdier, 2010.
Pierre Hadot, Philosophie antique, Folio Essais, 1997.
Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, Belfond, 2001.
Richard Shusterman, L’art à l’état vif, Minuit, 2002.
Richard Shusterman, Conscience du corps, L’Eclat, 2001.

 

Photographie : Mario Giacomelli