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Bernard Noël, poète épithélial
Régine Detambel
Bernard Noël, poète épithélial
Jean-Michel Place / Poésie

Date de parution : 2007
En appendice, choix de textes et photographies de Bernard Noël
ISBN : 9782858939107
Format : 12,5 x 17,7 cm
128 pages

11 €
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Présentation

Présentation de l'éditeur
À la suite d’une génération de poètes épithéliaux, Bernard Noël fait du corps et de sa peau le fondement de son activité littéraire et poétique. Comme il l’affirme dans Les États du Corps, "le corps est une carrière à mots et ses explorateurs assurent que là, sous la peau, il y a de quoi refaire la langue."
L’essai de Régine Detambel, Bernard Noël, poète épithélial, dévoile comment le poète s’attache à déconstruire et renouveler la tradition anatomique du roman occidental dont il rejette la violence. D'après elle, la part peaucière de l’œuvre de Noël est basée sur une conviction profonde : la peau est le lieu où se produisent "les effets qui s’écartent des lois jusque-là adoptées par une certaine littérature". L’originalité de la pensée philosophico-poétique de Noël réside dans la reconstruction de l’idée de peau-surface : celle-ci se donnant comme "ce qui couvre et découvre à la fois". Elle est ce "merveilleux organe à travailler le sens" où s’opère la fusion de l’homme et du monde, laissant ainsi penser que "la langue du poète fuse depuis l’étoffe même du monde". Le motif de la peau et du corps parcourt toute l'œuvre de Bernard Noël, il se donne comme son thème de prédilection, mais surtout comme l'élément fondateur de son système d'images et de sa conception de la littérature. C'est finalement à une corporalisation du monde et de la littérature que se livre le poète, qui "relie de peau vive sa critique d'art, sa poésie, dans un même souci d'exaltation de la surface."

Le point de vue de l'auteur
J’ai souhaité faire ici, à Bernard Noël, la réputation d’être un grand rêveur du corps interne. Il n’a au fond jamais cessé de rapporter la parole à un corps et d’y faire sentir un symptôme de ces désordres muets, touffus, que recèle l’envers sauvage, sans yeux, peut-être sans langage, de notre être du dedans, qui évide tous les regards. Au contraire c’est la confusion, la douceur d’une évanescence des limites, un épithélium au feuilletage infini, qui ordonnent la relation de l’interne et de l’externe. Pas de crevures, de déchirures, désormais plus de coupures, pas d’agressives transgressions du dedans. Noël y substitue les formes poreuses et glissées d’un transfert sans heurts. Abandonné, le corps de la science disséqueuse, enregistreuse et mesureuse. La « peauésie » est sensible et agile… L’écrivain n’habite plus une profondeur cachée, mais le carrefour complexe des informations. Rien ne vient de l’intérieur. La coquille s’est vidée.
Avec Noël, nous dressons face au monde le drapeau d’intelligence et la toque de finesse qui nous servent de peau. Nous lisons du bout des doigts, du plat de la main (s’évapore le discours / reste l’espace), nous empaumons les histoires et les théories, nous massons les longues séquences, effleurons des styles (la fente/entre le mot/et le mot), et même les romans s’achèvent dans une caresse du tranchant.

Extrait
La fente entre le mot et le mot
C’est sûrement le papetier Balzac qui a commencé à brouiller les frontières peau/papier en traitant aussi bien de la peau de chagrin que des livres sans durée. Balzac se plaint : le coton tendant à remplacer le fil, le papier imprimé est devenu mou, cassant, soluble dans l’eau, perdant ainsi les merveilles qualités de souplesse et de résistance qui l’apparentaient à la peau humaine ou au parchemin.
Le serpent qui danse, dans Baudelaire (Que j'aime voir, chère indolente, / De ton corps si beau, / Comme une étoffe vacillante, / Miroiter la peau !) et son Eloge du maquillage ou bien Les Assis de Rimbaud (Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, / Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, / Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, / Tremblant du tremblement douloureux du crapaud) ont introduit des notions plus complexes — plus philosophiques aussi — de tresse, de reflet, de miroitement, d’invagination, de pli, que questionnent, chacun à sa manière, un Deleuze, un Derrida, un Noël… Car ce vocable de peau est lui aussi un portefeuille sémantique …
Et puis Mallarmé, le maître, l’initiateur, installa le papier — donc la peau — dans ses plis : Oui, sans le reploiement du papier et les dessous qu’il installe, l’ombre éparse en noirs caractères, ne présenterait une raison de se répandre comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement levé par le doigt .
Plus tard Proust bâtit ses livres comme une modéliste des robes, avec les lambeaux cousus ou collés des paperoles. Proust encore décrivait la peau vieillie de la duchesse de Guermantes, dont la figure avait jauni, s’était foncée comme un livre, une peau composite maintenant comme un nougat, dont il arrivait pourtant à retrouver quelque chose en [se] livrant au petit jeu d’éliminer les carrés, les hexagones que l’âge avait ajoutés à ses joues…
Je pense aussi à la herse infernale de Franz Kafka dans La Colonie pénitentiaire, qui grave dans la peau des détenus la sentence.
On croirait presque achever cette promenade dermato-philosophique avec Paul Valéry et sa phrase fameuse, agaçante, à la fois banale et inaccessible : Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est sa peau .
Mais il y eut encore Ray Bradbury, consacrant définitivement, dans Fahrenheit 451 (1953), l’épithélium du livre : "Ce livre a des pores. Il a des traits. Vous pouvez le regarder au microscope. Sous le verre vous trouverez la vie en son infini foisonnement. Plus il y a de pores, plus il y a de détails directement empruntés à la vie par centimètre carré de papier, plus vous êtes dans la ‘littérature’. C’est du moins ma définition."
Et Sylvia Plath fit de la peau le thème dominant d’une œuvre interrompue par son suicide, en 1963, à l’âge de trente-et-un ans. Adepte du grattage, l’une des formes archaïques du retournement de l’agressivité sur le corps , elle ressentit un jour la séparation de toute chose… J’ai ressenti le mur de ma peau. Je suis moi. Cette pierre est une pierre : la fusion merveilleuse qui avait existé entre moi et les choses du monde n’était plus . » Et plus encore : La peau se pèle facilement, comme si on enlevait du papier.
Artaud aussi, dont les papiers brûlent. Artaud troue le manuscrit qui contribuait jusque-là à construire, chez l’écrivain, une enveloppe souple et ferme, qui le délimitait et l’unifiait, une peau vivante pour ses pensées, une surface sensible pour l’inscription de ses traces.
Beckett, enfin, loge tout entier dans la mince barrière de sa peau : … c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison…
Ces considérations extrêmes et paradoxales, à propos de la notion de surface, ne pouvaient que requérir l’attention de Bernard Noël. Il tenait, dans la peau humaine, la dernière mue, un merveilleux organe à travailler le sens, à interroger la surface troublée / par le désir d’intelligence. Si son ouvrage intitulé La Peau et les Mots rassemble explicitement des textes questionnant un corps cruellement malmené par l’Histoire, il faut pourtant lire Les Yeux dans la Couleur, recueil de poèmes critiques, nés de l’observation forcenée de la peinture, pour y voir Bernard Noël organiser le grand dépli de sa poésie, lui instaurant désormais des dessous, des dehors, au gré des miroitements de la surface peinte.
C’est à mes yeux La Combine, merci, dédié à l’artiste François Lunven, qui marque l’avènement conscient de la part peaucière de l’œuvre de Noël — avec un c, comme l’écrivent les chirurgiens et les anatomistes pour se différencier des mégissiers, taxidermistes, pelletiers et autres peaussiers. Il reliera désormais de peau vive sa critique d’art et sa poésie, dans un même souci d’exaltation de la surface.

Les contraires nous trouent
La création n’est pas de ce côté
Car la main qui informe
Pose du visible sur l’invisible

Encore de l’endroit
Encore de la peau
Irréversiblement


Poète, romancier, essayiste, critique d’art et dramaturge, Bernard Noël est né en 1930, dans l’Aveyron, pays des peaux, des cuirs et des couteaux. Voilà peut-être dévoilées les raisons pour lesquelles il s’attache à déconstruire et renouveler la tradition anatomique d’une littérature occidentale dont il a rejeté la violence. La part peaucière de l’œuvre de Noël est basée sur une conviction profonde que la peau est le lieu où se produisent les effets qui s’écartent des lois jusque-là adoptées par une certaine littérature. L’originalité de sa pensée philosophico-poétique réside dans la reconstruction de l’idée de peau-surface : celle-ci se donne comme ce qui couvre et découvre à la fois. Noël a poussé les portes de feutre de la peau humaine et découvert en nous ces organes po(ï)étiques, grâce auxquels l’homme et sa terre se mélangent et se combinent, intriqués, indissociables dans le feuilleté de l’épithélium, laissant ainsi penser que la veine du poète fuse depuis l’étoffe même du monde…
Ces motifs de la peau et du corps parcourent toute l’œuvre de Bernard Noël, ils s’y donnent comme thèmes de prédilection, mais surtout comme éléments fondateurs de son système d’images et de sa conception de la littérature. C’est finalement à une corporalisation du monde et du texte que se livre le poète.

Pendant les années marquées par les horreurs de la guerre d'Algérie, la trousse de dissection est l’organe vital de la littérature romanesque occidentale. Le jeune Bernard Noël sera-t-il à son tour un prosecteur ? Histoire de lui apprendre à vivre, on le plonge dans la fraîcheur de l’amphithéâtre du monde, qui se révèle être un horrible charnier : Puis l’un des tueurs fend le / corps en deux, et l’on voit se répandre / des choses : deux éponges, une boîte à sang, / une poche, des formes sans nom .
Ceux qui, animés par la seule libido sciendi, prétendent comprendre l’humain en se contentant de le désarticuler comme un pantin, peuvent raisonnablement supposer que, comme les autres romanciers, sous l’influence d’une idée philosophique ou littéraire, Noël poursuivra avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides, qui seraient pour le commun des mortels un objet de dégoût et d’horreur. On attend de ce jeune homme qu’il étudie méticuleusement son milieu comme un vrai petit Claude Bernard. Mais Noël est un carabin décidément trop critique : les nerfs sont cassants / il y a trop d’air / ou de trous / dans la chair .
De plus, il ne cessera de remettre en question la si belle cartographie de l’humain, qui date pourtant de la Renaissance (l’homme est une machine baroque / dont les déboîtements / font saillir des viandes nickelées ), quand chaque fragment du corps recevait le nom de son inventeur, à la manière des terres lointaines. Il niera même que l’exploration du corps humain doive se poursuivre à la manière d’une terra incognita qu’on arpente et jalonne de nouveaux repères (le corps est une idée fixe / et qui brûle par les deux bouts …). S’il veut s’inscrire au-dedans de chaque homme, ce n’est pas comme le hardi découvreur d’une parcelle inobservée : Noël ne rêve pas d’être Fallope, ni Vésale, ni même Colombo, qui, en 1556, autopsiait Ignace de Loyola et inventait le clitoris…
Le lexique anatomique est particulièrement prolixe, même exubérant. Le corps est une carrière à mots et ses explorateurs assurent que, là, sous la peau, il y a de quoi refaire la langue . C’est bien ce corps nommé qui retient Bernard Noël. Tout être vivant, toute cellule, tout organe est décrit comme ayant une peau, une tunique, une enveloppe, une carapace, une membrane, des méninges, une armure, une pellicule, une cloison, une plèvre… A leur tour, les membranes qui enveloppent les organes internes portent les noms d’amnios, aponévrose, péritoine, chorion, opercule, manteau, hymen, blastoderme, coiffe, diaphragme, périchondre, endocarde, épendyme ou périoste… Le poète qui reçoit cette manne lexicale ne peut pas rester pas inactif. Car le territoire de Noël est bien le corps, oui, mais ce corps insondable et non une purée de viande, ce corps qu’on n’étend ni n’incise, qu’on ne viole ni n’assiège comme une ville fortifiée. Qu’est-ce, après tout, qu’un abdomen sinon une cité violette autorisée au seul dissecteur?
Dans ce petit théâtre anatomique du roman occidental, si friand d’autopsie, quelque chose déjà ne convient plus au poète. On voit trop bien, dans les coulisses, transparaître le circuit / entre matière et immatière / le vieil engrenage entre le moi qui tient chair ouverte / et le je qui vient s’y nourrir . Noël est plongé dans le noir du corps. Il étouffe. Il cherche à développer ce moment / où le corps suait de la pensée / où la pensée démoulait le corps . Dans les années 1950 à 60, il publiera coup sur coup Contre-mort, Situation lyrique du corps naturel, Extraits du corps, trois ouvrages qui répètent inlassablement le même distique : De ma peau à mes os s’étend parfois une distance désertique. / Alors l’écorché regarde son squelette et dit : qui est-ce ?
Bien entendu, il faut impérativement prendre en compte, dans l’expérience singulière de Bernard Noël, le fait que sa rencontre avec l’anatomie n’est pas médicale, mais politique, ce qui souvent revient au même. A l’évocation de la torture et de la violence (comme si la viande était raclée d’en dessous / comme si une à une / chaque cellule était portée au blanc par le feu qui est / dans le feu ), il éprouve un violent malaise, comme au souvenir de la première incision de sa propre peau. Il est enfant de nouveau, face au creux, face au corps ouvert. L’histoire, la politique, les horreurs des guerres ont ce pouvoir de l’éveiller soudain. La leçon inaugurale de dissection est probablement, pour Bernard Noël, le premier contact avec la conscience de la torture, l’équivalent d’un rite d’initiation, l’irruption en lui de l’autre, en écorché. Il est vraisemblable que cette expérience proprement charnelle de la guerre préfigure l’entrée de Bernard Noël en poésie.
Nommer, dit en outre Maurice Blanchot, est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode du nom . Là sans doute, avec le renfort de la lecture de Blanchot, a pris corps, chez Noël, le goût de la lutte active, le rejet épidermique de toute forme de terreur et l'horreur de toute violence exercée sur le corps, de la voix ou du geste, en mots comme en faits : Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons de s'indigner : la guerre, la déportation, la guerre d'Indochine, la guerre de Corée, la guerre d'Algérie... et tant de massacres, de l'Indonésie au Chili en passant par Septembre Noir. Il n'y a pas de langue pour dire cela. Il n'y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l'indignation est exclusivement moral - or, c'est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?
Comment dresser sa langue contre elle-même ? Comment retourner le scalpel contre soi-même ? Noël cherche toujours à passer de l’autre côté du corps, donc de l’autre côté du langage. Le jeune homme de 1956, lecteur de psychanalyse, encore infécond, suggère d’abord le chemin de la merde : « ailleurs est de l’autre côté / il suffit de se digérer soi-même / pour y aller ». C’est, à mon sens, avec Eros risqué outre que la peau lui vient, qu’il réalise enfin l’ancienne intuition du miroitant et inlassable retournement de la peau sur elle-même, opération magique et fluide, souple et réversible analogie du langage, découverte inépuisable, qui occupe encore aujourd’hui l’artiste et le poète : encore de l’endroit / encore de la peau / irréversiblement .
Je voudrais dater de 1967 l’invention, par Bernard Noël, de la fente entre le mot et le mot.
Je voudrais doter Bernard Noël de la réputation d’être un grand rêveur du corps interne. Il n’a au fond jamais cessé de rapporter la parole à un corps et d’y faire sentir un symptôme de ces désordres muets, touffus, que recèle l’envers sauvage, sans yeux, peut-être sans langage, de notre être du dedans, qui évide tous les regards. Au contraire c’est la confusion, la douceur d’une évanescence des limites, un épithélium au feuilletage infini, qui ordonnent la relation de l’interne et de l’externe. Pas de crevures, de déchirures, désormais plus de coupures, pas d’agressives transgressions du dedans. Noël y substitue les formes poreuses et glissées d’un transfert sans heurts. Abandonné, le corps de la science disséqueuse, enregistreuse et mesureuse. La « peauésie » est sensible et agile… L’écrivain n’habite plus une profondeur cachée, mais le carrefour complexe des informations. Rien ne vient de l’intérieur. La coquille s’est vidée.
Avec Noël, nous dressons face au monde le drapeau d’intelligence et la toque de finesse qui nous servent de peau. Nous lisons du bout des doigts, du plat de la main (s’évapore le discours / reste l’espace), nous empaumons les histoires et les théories, nous massons les longues séquences, effleurons des styles (la fente/entre le mot/et le mot), et même les romans s’achèvent dans une caresse du tranchant.