Adolescence

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Des petits riens au goût de citron
Régine Detambel
Des petits riens au goût de citron
Editions Thierry Magnier
Nouvelles

Date de parution : 2008
ISBN : 978-2-84420-611-4
Format : 13,5 x 16 cm
176 pages

9,50 €
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Dit par l'auteur
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L'avis de l'éditeur
Parfois de petits moments passent comme une ombre et changent la vie durablement.
 Les bavardages des mères en présence d’un garçon de onze ans, qui saisit au vol leurs considérations désabusées sur l’amour. Un ange gardien qui passe dans la vie d’une vieille dame à chaque tournant. Le désir de désobéir, de mentir, pour se sentir grande et la sensation soudaine qu’il est trop tôt. La vie triste et morne au collège, soudain illuminée par la réception tant attendue d’un SMS. La légende d’un grand-père idéalisé saccagée par une belle journée d’été… Des instants fugaces, des décisions qu’il faut prendre vite, des intuitions que l’on décide un beau jour de suivre, des peurs que l’on n’identifie pas... Autant de petits riens qui peuvent s’avérer décisifs. Régine Detambel, avec ces 12 nouvelles, nous fait voyager entre chien et loup. Quelle terreur et quel enchantement de savoir que la vie, en une seconde, peut chavirer... Moments d’héroïsme ou de lâcheté qui, la plupart du temps, filent sans laisser de trace, mais que Régine Detambel a l’art de retenir, et de rappeler à notre mémoire.
Pour bondir jusqu'au site des éditions Thierry Magnier.

 

Une nouvelle intégrale

Les chaussures blanches

Je ne sais plus par quel miracle nous avions décroché notre premier concert à la Maison pour tous. Je crois que Michaël, dont la mère travaillait à la mairie, avait beaucoup insisté.
Michaël était le bassiste et chanteur du groupe, Sébastien était batteur et moi guitariste. C’était une petite formation, bien sûr, mais nous arrivions tout de même à faire pas mal de bruit. Sébastien, surtout, avec sa grosse caisse. Je lui criais : « Arrête de laver la vaisselle ! » Il me rétorquait : « Et toi, arrête d’astiquer le manche ! »
Mes solos de guitare étaient un peu légers. Je n’étais pas Hendrix, pas Clapton non plus. Mais j’avais de l’espoir, je travaillais mes accords vingt minutes par jour. Malgré tout, je faisais encore pas mal de couacs et Sébastien se moquait de moi : « Cesse de nous canarder ! »

Nous nous étions entraînés depuis un mois, depuis que la mère de Michaël nous avait annoncé la bonne nouvelle : « Le 13 avril prochain, la salle sera à vous pour l’après-midi. Tâchez d’être à la hauteur. »
J’avais un chorus un peu difficile dans les notes les plus aiguës, Sébastien craignait de ne pas maîtriser un rythme assez difficile qu’il avait copié sur les Rolling Stones. Seul Michaël semblait calme. Nous avions appris à jouer en regardant des types aux terrasses des cafés. Michaël avait une belle voix. En fait, nous comptions surtout sur son timbre un peu rauque, un peu râpeux, pour nous en sortir, lors de ce premier concert.
Nous avions rendez-vous à quatorze heures.

J’ai à peine déjeuné tellement ma gorge était serrée. Je suis parti vers 13h45, ma guitare soigneusement glissée dans sa housse et la housse solidement fixée sur le porte-bagages de mon vélomoteur. J’avais des médiators de rechange, un jeu de cordes tout neuf, une bouteille de boisson très sucrée pour sportifs et l’envie de me faire une petite amie, une jolie blonde par exemple, qui adorerait mes riffs d’enfer.

Je pensais à ces choses agréables tout en longeant le mur du cimetière. Il y avait beaucoup de circulation. Le mur me semblait long, interminable. Mon vélomoteur roulait sur l’ombre des tombes et je frissonnais. En fait, j’avais surtout peur pour ma gratte. Je craignais que toutes ces voitures folles ne l’accrochent.

Et puis, c’est arrivé, non pas l’accrochage, ma guitare allait bien, mais le type couché.
Il y avait, sur le trottoir désert, un homme couché à plat ventre.
Je vis d’abord ses chaussures, blanches. Et puis je me rendis compte que cet homme ne dormait pas, ce n’était pas un SDF qui faisait une petite sieste d’ivrogne. Il se serait adossé au mur. Non, je sentais que c’était plus grave. Le soleil tapait très fort ce samedi-là et les gens roulaient dans des voitures climatisées. C’est pour cette raison aussi qu’il n’y avait personne sur le trottoir.
Pourquoi a-t-il fallu que je le voie ?
J’ai regardé ma montre. Moins cinq. Si je descendais de mobylette, si je portais secours à ce type, j’arriverais en retard au concert. Je ne pouvais pas faire ça, j’avais travaillé pour réussir, je voulais briller, je désirais être remarqué et peut-être aimé.
Je roulais lentement, derrière les voitures, et l’homme couché contre le mur du cimetière était mon seul spectacle et mon obsession. J’avais beau refuser de le voir, détourner la tête, je voyais ses chaussures blanches se refléter dans les rétroviseurs. J’étais en train de devenir fou parce que j’hésitais entre deux choses également importantes pour moi : réussir mon premier concert ou bien porter secours à un être humain.
C’était un homme de soixante-dix ans environ. Le soleil l’avait assommé. Il était plus rouge qu’une pivoine. Il était trop faible pour bouger. Il aurait suffi de lui donner un peu d’eau et de lui rafraîchir les tempes. Je pensai au sourire de mon grand-père quand je lui tendais ma boisson pour sportifs. Il me parlait des balades merveilleuses qu’il avait faites en montagne et qu’il ne pouvait plus faire depuis qu’on lui avait posé un pacemaker.
Il aurait suffi d’aider le vieil homme à se redresser et à s’appuyer contre le mur. Mais contre le mur du cimetière, des taches de soleil dansaient comme des spots de boîte de nuit, et je ne voyais qu’elles, et j’avais envie de chanter et de sentir ma guitare sous mes doigts.

J’ai réfléchi le temps d’un feu rouge. J’ai pesé le pour et le contre. Ou bien ce concert que j’avais tant attendu, ou bien le petit vieux là-bas, chaussé de blanc. Je me disais que, bientôt, il y aurait beaucoup de monde sur ce trottoir. Qu’alors il passerait bien un médecin ou une infirmière, en tout cas un secouriste. Au moins, un type plus costaud que moi. Quelqu’un — le conducteur ou le passager de cette voiture rouge, derrière moi, ou bien celui du camion de livraisons — allait bien remarquer ce pauvre type couché le long du mur du cimetière. Tout de même, il n’y avait pas que moi au monde pour lui venir en aide… Et puis j’ai pensé à mon grand-père et tout s’est écroulé. Vaincu, j’ai porté la main à mon casque pour l’ôter. Mais aussitôt ma guitare me rappela à l’ordre. Contre moi, dans mon dos, elle se mit à vibrer lorsqu’un camion me frôla. De surprise, je lâchai la sangle de mon casque et je tournai la poignée des gaz, juste pour faire du bruit, juste pour que le vrombissement du moteur m’arrache ces obsessions de la tête.
Quand le feu est passé au vert, j’ai doublé tout le monde.

A quatorze heures et une minutes, j’étais devant la porte de la Maison pour tous, le coeur battant. Le public avait déjà empli la salle. Il y eut quelques sifflets moqueurs à mon arrivée. Je grimpai d’un bond sur la scène, essoufflé comme un fumeur. Michaël et Sébastien braquèrent sur moi des yeux furibonds. « On a cru que tu t’étais dégonflé » fit Sébastien dans un roulement de caisse claire. « Tu rigoles, rétorqua Michaël, qui avait repris son calme, Emmanuel n’est pas un lâche. A propos, il faudra sortir tes tripes. C’est la chance de notre vie. Ma mère m’a dit qu’on serait enregistré par les services culturels de la mairie. Célèbres, on est déjà célèbres. Dans deux ans, on enregistre notre premier disque. » Et il se délectait de notre gloire future.
Je clignais des yeux tout en accordant ma guitare à la va-vite. J’avais ma tête des mauvais jours et un trac fou. « Grouille-toi un peu ! » chuchota Michaël. Il portait des tennis blancs, flambant neuf, et ce blanc me faisait mal à la tête. Il me rappelait le type couché. Je me mis en colère : « Tu ne pourrais pas les salir un peu, tes godasses. On dirait un môme le jour de la rentrée. »
Je me tus quand je vis, fixés sur moi, les regards stupéfaits des spectateurs du premier rang.
« C’est toi le guitariste ? On a failli attendre ! » ironisa une fille blonde qui portait un débardeur très décolleté et un piercing à la lèvre. Sa copine me fit un petit signe de la main. J’assurai, je dis : « Attention, je vous surveille ! C’est parti ! »
Les filles rigolaient. L’une d’elles m’a tendu une glace à la cerise. Elle avait les lèvres si rouges, si brillantes, que j’avançai tout au bord de la scène et me penchai sur elle. Elle dit en me repoussant légèrement : « On se verra après le concert ! » Une autre fille qui venait d’arriver dans la salle me sourit et s’assit sur une chaise restée libre, tout près de la scène. Ça promettait d’être mouvementé !

Michaël attaqua sur un accord de mi majeur. Les amplis ronronnaient. Sébastien balayait son charleston sur un rythme qui me fit du bien. Je me mis à jouer mon solo. Mes doigts étaient en forme, je les sentais souples malgré le manque d’échauffement. Je me concentrais mais j’entendais malgré tout la rumeur merveilleuse des débuts de concert. On commençait doucement. Petit rythme peinard. Entrée en matière. Mon solo achevé, je soufflai sur mes doigts, comme un joueur de tennis. À cause des projecteurs, je commençais à transpirer un peu. Le bonheur ! Et là, soudain, au lieu de se poser sur une des nombreuses filles superbes qui me faisaient face, mes yeux se sont braqués sur un vieil homme, probablement le concierge de la Maison pour Tous, qui enroulait un paquet de fils électriques. Il avait des chaussures blanches, des chaussures de vieux monsieur, tressées. Mais, juste derrière lui, heureusement, une grappe de filles se trémoussaient.
Alors je leur fis un signe de tête moqueur. Michaël commença un blues en ré. Ma guitare se glissa d’elle-même contre moi et je jouai mon solo comme jamais. Je sentais que c’était magique.
Je t’aime ! me criait la fille aux lèvres cerise.
Les spots orange et jaune se dirigèrent sur nous.
Michaël attaqua en montant une gamme de do majeur. Je lui répondis par une improvisation en la mineur, virtuose, hyperrapide. Puis, à son tour, Sébastien saisit ses baguettes et se lança dans un battement, imité des Stones, superbe.
C’était vraiment bien parti !

J’étais porté par une vague de bonheur. Ce jour-là, j’étais bien meilleur que mes deux copains, je ne me vante pas, c’est vrai, tout le public l’a entendu. L’effet Larsen faisait hurler les filles qui se bouchaient les oreilles. Cette salle comble devant moi me rendait invincible.
Les éclairagistes braquèrent des spots bleus. J’ai repris une ballade de Bob Dylan. C’était superbe, un morceau d’anthologie. Sébastien était efficace. La basse de Michaël était incisive, sa voix enchantait. Moi, j’étais porté par la chaleur, par le grésillement des amplis, par les applaudissements.
On a fini par un shuffle. J’aime bien finir sur un solo de blues. Ça calme, tout rentre dans l’ordre. La batterie ralentit, les cœurs aussi. On respire, on est bien.

Après le concert, la fille cerise, qui s’était assise devant, me tendit un Coca bien frais. Elle ne cessait pas de me parler et de vouloir prendre soin de moi parce que je transpirais, parce que je m’étais un peu blessé en sautant de la scène, une éraflure à l’avant-bras. Je l’ai embrassée.
Voilà comment s’écoulèrent deux heures de pur bonheur. Mais à quatre heures et demie, il fallait impérativement que je rentre. Ma mère m’avait demandé de garder mon petit frère parce qu’elle avait un rendez-vous important, pour son boulot. Alors haletant, j’ai lâché Cerise (je l’avais prénommée ainsi, elle avait adoré) et soigneusement ligoté ma guitare sur mon porte-bagages.
— A demain, au bahut, me dit Cerise.

J’ai démarré mon vélomoteur, heureux, le nez au vent, comme au volant d’une décapotable de milliardaire. Je voyais les disques d’or s’amonceler devant moi. Et le soleil comme les rampes lumineuses d’une scène gigantesque…
Mais près du cimetière, il y avait un attroupement. Ralentissement, bouchon à cause d’une ambulance arrêtée en plein milieu de la route, toutes sirènes hurlantes. Je regardai ma montre. Ma mère m’engueulerait si je n’arrivais pas à l’heure pour le baby-sitting de Jérémie. Mais on ne pouvait vraiment pas passer. Des flics veillaient. Je finis par lâcher la poignée des gaz. J’attendis, les bras croisés. Et tout à coup, je restai sidéré : les chaussures blanches. Là-bas, c’était l’homme couché, avec ses chaussures blanches. Penché sur lui, le médecin du SAMU, lui faisait un massage cardiaque.
Je fixai intensément le mur du cimetière et l’ombre glacée qu’il projetait sur le vieux. Je crois même que je priai intérieurement. Mais quelques minutes plus tard, le toubib se releva et fit un signe de tête à l’ambulancier. C’était fini. Il n’avait pas réussi à ranimer le vieil homme aux chaussures blanches. Les sirènes se turent.

Je me suis enfui. En faisant demi-tour, pour prendre un autre itinéraire, j’ai abîmé ma guitare contre le flanc d’un autobus.
J’essayai de faire comme si de rien n’était, mais la sueur dégoulinait sur mon visage. Non pas la sueur sexy du guitariste en scène, quand les filles vous arrachent votre T-shirt trempé, mais une sueur de peur et de honte, gluante et froide.

 

L'avis du libraire

Librairie L'Armitière
(Rouen)
Des petits riens au goût de citron de Régine Detambel sont succulents. Ils se dégustent un à un, lentement... La saveur est à chaque bouchée nouvelle mais ces 12 "petits riens" procurent chacun leur tour une agréable sensation au lecteur, un bref plaisir de lecture né de leur forme très courte (il s'agit de nouvelles) et de leur très grande qualité littéraire. Regine Detambel possède en effet ce secret bien gardé du génie littéraire, de la cuisine des mots qui provoque chez le lecteur émotion et ravissement.
Ces petits riens ne sont que des petits riens, des moments fugaces, éphémères, au demeurant insignifiants mais qui portent en eux de profondes révélations ou révolutions : un petit SMS reçu sur un portable vient magiquement illuminer une ennuyeuse journée de collège et provoquer du même coup la sensation hautement rassurante d'être aimé ; une jeune fille après avoir transgressé les interdits parentaux réalise soudain qu'elle n'est peut-être pas encore prête à se sentir "grande" ; à la faveur d'une panne de courant générale, un jeune garçon, passionné d'étoiles se retrouve sur le toit d'un immeuble à observer la Voie lactée avec une petite fille en détresse... Des moments saisis avec finesse et sensibilité qui correspondent parfaitement au vécu de l'adolescence, cet âge où l'être, encore fragile, est à fleur de peau ; où la conscience a tendance à réfléchir après l'action ; où un petit rien peut tout changer...
Régine Detambel révèle d'un seul coup la magie de l'existence et du monde quand on daigne bien y porter attention et la force des mots et de l'écriture quand ceux-ci ont pour objectif difficile de décrire du ressenti, de l'indiscible, de la beauté à l'état pur. Et on aime quand la littérature pour adolescents atteint ce niveau d'exigence.